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Les Notes d'un Souterrain

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6 mars 2011

Inferno (1897), de Strindberg - Une crise d'âme

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Goya, Saint François Borgia et le moribond impénitent (1788)

      Las des semblants de crises hystérico-médiatiques exhibées à longueur de temps, comme des plaies sanguinolentes, béances propices à de fausses conversions, la lecture d’Inferno a eu le mérite de m’éclairer, malgré la noirceur de son cœur, sur la véritable nature d’une crise. La crise est un condensé des résultantes d'une maladie, son accès aigu et l’annonce d’un état nouveau. La crise doit mener à du changement, à une décision, elle n’est pas que marasme et affaiblissement généralisée. Ca n’est pas une impasse, pas même le symptôme d’une mort imminente, mais la remise en question d’un état intolérable. La crise est une éducation. Strindberg fait partie de la catégorie des athées tristes, déçus dans leur volonté de ne pas croire, attiré malgré eux par un besoin spirituel. Solitaire dans ce Paris de la fin du XIXème, ce célèbre esprit fin-de-siècle, il s’attelle à découvrir les particules élémentaires du soufre. Mais très vite, il se lance dans la quête délirante de créer de l’or, au risque de sa vie. Il cherche la célèbre formule de Nicolas Flammel, il veut goûter à la magie noire et sombrer dans l’occultisme. Tiraillé entre l’infinité du monde et l’infini de Dieu, il erre entre Montparnasse et Saint-Michel, titube dans les cimetières en parlant aux morts, devient soupçonneux à l’égard des êtres qu’il côtoie. Il se sent épié, persécuté, attaqué. Il détruit toutes ses amitiés, s'interdit tout amour. Il note dans son journal chaque fait et interprète inlassablement tous les signes qui parsèment sa route, sa via dolorosa, son chemin de croix. Tout signe, toute trace est à lire et à interpréter. Il pressent qu'il y a comme une idée dissimulée dans toute cette souffrance. En attendant la réponse des démons, il demeure, seul, face au mystère. Du mystère à la religion, il n’y a qu’un pas. Entre les deux règne la confusion qu’il fuit sans arrêt.

Que la providence inflige donc son châtiment ! Strindberg s’en fait une raison et accepte son malheur. Il en presque heureux même, prenant cela comme le signe d'une élection divine. Nulle place pour le repentir donc, nulle place car il se dit guidé par une main invisible : « Se repentir, c’est critiquer la providence qui nous inflige le péché comme une souffrance dans le but de nous purifier par le dégoût qu’inspire la mauvaise action » (Inferno, Editions Gallimard 1996, p.141). Lui qui a renvoyé férocement femme et enfant loin de lui afin de vivre sa passion en solitaire dans sa chambre parisienne, il refuse la pénitence et la culpabilité. Très vite pourtant, il éprouve le besoin de comprendre cette mécanique du désespoir qui s'abat constamment sur lui. Où se niche Dieu, semble-t-il se demander ? Faut-il donc prouver Son existence par la méthode négative ? Dans son délire paranoïaque, dans sa manie de la persécution, il comprend que les démons sont l’expression d’une bienveillance divine, bienveillance qui doit conduire à l’éducation de l’homme. Les insomnies, les cauchemars, les attaques nerveuses sont les signes divins d’un avertissement personnel qui doit l'amener à se corriger. Strindberg, qui écrit durant son séjour parisien des ouvrages de chimie sur la composition du soufre, qui a tenté l’expérience initiatique de la transformation des éléments, de la transmutation du plomb en or, finit en quelque sorte par entreprendre un traité théologique qu’on pourrait intituler : « De la preuve de Dieu par l'existence des démons ». C’est Inferno. Ces trois années passées dans la crainte et le désespoir ont conduit l’auteur d’Au bord de la vaste mer, du Plaidoyer d'un fou, de La Sonate des spectres, à voir dans les esprits mauvais des êtres bienveillants qui ne cherchent qu’à nous guérir : « Consolez-vous donc et soyez fiers de la grâce qui vous est accordée à vous tous, qui êtes affligés et hantés par les insomnies, les cauchemars, les apparitions, les angoisses et les palpitations ! Numen adest. Dieu vous désire ! » (p.230).

Combien d’artistes n’ont pas vécu leur propre « crise inferno » ? Le plus connu peut-être : Huysmans qui, à la même époque, était parti à rebours et tentait en s'abîmant dans l'étude de Gilles de Rais d’atteindre le Haut. Plus récemment, Lars von Trier avec son Antichrist semble reproduire sa crise d’âme. L’homme, même incroyant, cherche désespérément à comprendre le désespoir. Il nous faut un supplément d’âme pour reconstruire un monde devenu confus. Mais Strindberg est bien trop fou pour se réduire à une conversion religieuse. Et bien que la lecture de Swedenborg, un compatriote découvert à la lecture d'un roman de Balzac, l’éclaire sur son expérience passée, sur son combat contre les démons, contre lui-même, il n’en demeure pas moins un exalté de la crise, du changement, de la conversion. Loin de la figure du socialiste évangélique ou de l’apôtre naissant, Strindberg m’apparaît comme l’homme moderne dans son combat permanent contre Dieu :

 [Swedenborg] m’a indiqué la seule voie pour le salut : chercher les démons dans leur repaire, en moi-même, et les tuer par… le repentir. […]
Jeune, j’étais un dévot sincère, et vous avez fait de moi un libre-penseur. Du libre-penseur vous avez fait un athée, de l’athée un religieux. Inspiré par des idées humanitaires, j’ai préconisé le socialisme : cinq ans plus tard vous m’avez montré l’absurdité du socialisme. Tout ce qui m’a enthousiasmé, vous l’avez infirmé. Et si je me vouais à la religion, je suis certain que dans dix ans vous me la réfuteriez.
N’est-ce pas que les Dieux plaisantent avec nous les mortels, et c’est pourquoi, ricaneurs conscients, nous autres, nous savons rire aux moments les plus tourmentés de la vie !
Comment voulez-vous que l’on prenne au sérieux ce qui se manifeste comme une immense plaisanterie
! (p.232).

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28 février 2011

Un roman français (2009), de Frédéric Beigbeder

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Il est difficile de se remettre d’une enfance malheureuse, mais il peut être impossible de se remettre d’une enfance protégée.

 

      Je dois dire que j’ai mal compris l’engouement que ce roman français avait pu susciter en France, dans la presse mais aussi sur certains blogs dont l’avis m’est très souvent précieux, engouement qui a culminé avec un prix littéraire – le prix Renaudot n’est donc qu’une supercherie, c’est noté. Une impression étrange que nous avons tous vécu dans notre enfance quand un professeur, voyant qu’un élève a fait des efforts, s’interdit de le juger trop sévèrement et lui décerne, comme une médaille compensatoire, un « encouragement » symbolique. J’ai mal compris cet engouement car je n’ai jamais apprécié la fausse légèreté, les poses qu’on se donne pour paraître cool. Cette fausse légèreté est incrustée dans chacune des comparaisons, dans chaque name-dropping, dans chacune des images que l’auteur éclaire à grands coups de néons: « mon passé se développe petit à petit dans ce livre, à la façon d’un polaroïd », « Il faut creuser en moi, comme le prisonnier Michael Scofield fore un tunnel pour s’évader de sa cellule dans Prison Break », « Tout écrivain est un Ghostbuster », « Quand je suis sorti de la clinique, la nuit était tombée comme si on avait éteint la lumière », etc. jusque tard dans la nuit… Sinon, il y a de grandes réflexions existentielles : « La vie est une vallée de larmes », « le ciel est un océan suspendu ». Je dois dire que je n’ai jamais été fan de cette fausse légèreté, et arrivé au chapitre 12, le cœur des ténèbres de ce trou noir faussement antigravitationnel, je dois dire que le livre a failli me tomber des mains comme un caillou à la con qui tomberait d’un pont dans une rivière. Dans ce chapitre, on parle de l’état de la France (« En France c’était l’après-guerre, la Libération, les trente glorieuses, bref, le devoir d’oubli qui précéda le devoir de mémoire. »), on y décrit une poétique des vagues de la côte basque, on y trouve ce « ciel qui est comme un océan suspendu », on y apprend qu’un homme peut se résumer à un lieu précis dans sa vie, se condenser dans une minute symbolique, on y cite Mulholland Drive (« le plus grand film sur l’amnésie »), on y cite Le Mépris, L’Education sentimentale, on y voit émerveillé un petit dessin représentant la cartographie d’une rencontre, et on croit y lire, enfin, cette idée que peut-être le meilleur se trouve dans la promesse, dans les prémisses d’un départ, dans un amour naissant ou insouciant, et non dans la réalisation concrète du désir (« Moi aussi je me suis marié à deux reprises, et j’ai éprouvé la même crainte, à chaque fois, pile au moment de dire « oui », cette intuition désagréable que le meilleur était derrière nous »).

     Une fois atteint ce « noyau thermonucléaire de [son] Histoire », je dois dire qu’on se redresse un peu. Un Roman français, c’est l’histoire d’un petit garçon sage et non problématique qui ne comprend pas la situation de sa famille et c’est l’histoire d’un petit garçon de quarante-deux ans qui passe deux nuits en garde à vue pour avoir tenté de sniffer de la coke sur un capot de voiture et qui ne comprend pas la situation de son pays. Deux enfants qui sont le reflet l’un de l’autre, qu’aucune logique ne parvient à rattacher. Entre ces deux reflets se situe l’histoire d’une transformation. Celle d’un homme, celle d’un pays. L’homme, Frédéric Beigbeder, est sentimentalement amnésique. Comme son pays. Il ne se souvient pas de ce qu’il a été durant toute son enfance, jusqu’à ses quinze ans. Il ne parvient pas à expliquer comment un matin, au sortir d'un rêve, il est devenu un noceur notoire et drogué infantile.

Il y a une chose plus difficile que l’embourgeoisement : c’est le déclassement. Comment fait-on pour se débarrasser d’une éducation trop policée, de ses ridicules, ses préjugés, ses complexes, sa culpabilité, sa gaucherie, sa raie sur le côté […], son élocution snobinarde et ses mensonges ? On perd la mémoire. L’Etat français prétend faire son possible pour que les citoyens puissent s’élever socialement, mais rien n’est prévu pour les aider à dégringoler. L’amnésie est la seule évasion des nantis face à la ruine. (p.105-106, ed. Livre de Poche).

Un seul souvenir lui revient, un souvenir de sa petite enfance « qui met en scène des crevettes, et une plage de la côte basque » comme l’écrit Michel Houellebecq dans la préface de trois pages qui m’a fait rire plus souvent que le roman dans son ensemble. De ce souvenir lié à son grand-père, toute l’histoire de Beigbeder semble émerger. C’est ce même grand-père chasseur de crevettes qui tente de lui rappeler l’histoire de son pays : « Ton arrière-grand-père fut un héros de 1914-1918, ton grand-père est un ancien combattant de la guerre suivante, et tu crois que cette violence n’a eu aucune conséquence sur les générations ultérieures ? C’est grâce à notre sacrifice que tu as pu grandir dans un pays en paix, mon petit-fils chéri. N’oublie pas ce que nous avons traversé, ne te trompe pas sur ton pays. N’oublie pas d’où tu viens. Ne m’oublie pas. » (p.60). Car la France est entrée dans une quête de confort qui a transformé les classes sociales (qui demeurent), poussant cette famille Beigbeder « du camp des hobereaux de terroir » vers une « nouvelle bourgeoisie » née de mai 68 et incapable de se ressaisir face au passé.

     Commence alors, dans le dernier quart du livre, la lente confession autobiographique et historique d’un pays qui s’est soumis à « l’individualisme amnésique », d’un pays « suicidé », la confession d’un enfant qui se croyait rebelle alors qu’il n’était que bourgeois conformiste, d’un adolescent qui ne faisait qu’obéir docilement à la marche du monde, d’un petit garçon qui pleure de la séparation de ses parents et de tout l’amour qu’il a reçu, « l’amour de notre mère était si possessif qu’il en devenait douloureux. Son amour ne cessait de s’excuser d’aimer. C’est un amour qui foutait le cafard en donnant l’impression de compenser un vide. Mon frère et moi avons profité de l’échec sentimental de notre mère et de l’esclavage du féminisme – avant les femmes élevaient les enfants, maintenant elles élèvent les enfants et doivent EN PLUS travailler.» (p.216). De cette enfance protégée, de cette époque française qui semblait lovée dans un cocon, d’un divorce devenu légende à force de silence, de tous les non-dits familiaux et de toute cette absence de malheur, de ce flash éblouissant qu’est mai 68 et de l'aveuglement qui en a découlé, le double de Frédéric Beigbeder est né. Un double qui n’a pas cessé de le suivre durant toutes ces années, comme un fantôme. Avec Un Roman français, Frédéric Beigbeder réduit les infrabasses, atténue la lumière des néons, enlève ses lunettes noires, et alors on comprend un peu plus, c'est déjà ça, avec qui on est en train de discuter... 

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26 février 2011

Pays perdu (2003) de Pierre Jourde

Qu’est-ce qui nous pousse à revenir sur les chemins que notre enfance à ouverts, quelle est cette douleur ou ce plaisir qui nous contraint à invoquer l’image presque mythique d'un temps que nos yeux ont créé dans leur premier éblouissement ? J’aurais pu répondre naïvement « la nostalgie », le désir de revivre une enfance perdue, paradisiaque, mensongèrement idéalisée. Peut-être aurais-je évoqué le besoin vital de trouver des fondations, un socle, pour se construire une identité ? Dans un élan romantique, j’aurais imaginé une âme en peine à la recherche d’une origine. Et de ce récit originel complètement faux, j’aurais construit une fable archaïsante de l’âge d’or baigné de lumière chaude. La tradition du « divan et psy » nous pousse à croire que tout est logé dans ce petit grenier de l’enfance. Cette manie de l’historien, ou du biographe, à toujours revenir sur le lieu du premier délit, du premier coït, m’emmerde assez. Parce qu’au fond, et assez platement d’ailleurs, on ne retient que l’idéal, on ne retient que ce qui a fait sens. On opère comme l’idéologue face à une œuvre d’art : on prend ce qui justifie et valide nos convictions. On joue à l’ignorant littéraire, en sautant par-dessus l’ironie pour ne garder que la fausse image lyrique et pleine de beauté d’un énième coucher de soleil. Mais Pierre Jourde refuse cela. Ce retour au pays lui apporte le sentiment de la perte : « Ce n’est pas une mythique jeunesse que l’on cherche en lui, pas de fondations ni de rénovations. Pas la haute antiquité, non plus, la noble mémoire. Pas de grande histoire ici, de riche folklore, de gisement de conte. On sent partout la vieille lutte de l’homme contre la déperdition et la sauvagerie, si intime que les lutteurs sont devenus, indistincts, doubles agrippés l’un à l’autre. Non, tout comme il se tient au bord de nulle part sans s’y dissoudre tout à fait, le pays tente de se glisser vers la vieillesse même, simple et nue. » (Pays perdu, Pocket, p.19)

Quand j’ai lu Pays perdu de Pierre Jourde, je me suis demandé ce que c’était. Récit de fondation, récit de naissance, texte autobiographique, roman du terroir ? J’ai cru y trouver ce que j’avais déjà lu chez Pierre Bergougnoux dans Un peu de bleu dans le paysage ou dans Le Premier Mot, un récit d’investigation personnelle sur une enfance paysanne, dans un lieux dont plus personne ne veut se souvenir, un monde qui semble surgir après la fin du monde. En réalité, dans ce récit, on témoigne uniquement de la fin. Une fois de plus, vous me direz ? On témoigne d’un lieu. On témoigne d’une époque, qui persiste encore ou qui n’est plus. On témoigne de ce qu’on a été, de ce qu’on a cherché, de ce dont on se souvient. Et ce faisant on essaie de témoigner de soi-même… C’est l’inévitable systématisation du témoignage qui a œuvré principalement dans la seconde moitié du 20ème siècle. Et surtout on évite de parler de fiction. Le témoignage ne peut supporter le mensonge de la fiction. La mémoire, pourtant, est une très grande narratrice. Elle embellit ce qui a été. Elle remonte à la surface du monde ce qui a été oublié, mais lui donne un cachet de musée, de beauté poussiéreuse, comme une relique des temps anciens, esthétique inaccessible, et donc sans jugement possible, pour des yeux modernes. Là où la plupart des écrivains cherchent désespérément à arranger des épouvantails pour les montrer en société, Pierre Jourde met en scène l'armée de morts. Il opère une étrange conversion sur la réalité du monde dans lequel il a vécu. Il nous convoque, immédiatement, devant « la longue colonne des suppliciés » : « Leurs vêtements seraient juste un peu plus terreux, leurs faces un peu plus écrasées et leurs yeux plus troubles, comme ceux des bêtes crevées dans les fossées. On ne s’apercevrait pas que les morts, eux-aussi, ont tenu à revenir de leur lointain exil pour se mêler incognito à la cérémonie » (p. 124). Car le roman s’enfonce abruptement dans une existence pleine de douleur, de misère, de membres tranchés, d’os éclatés, de peaux arrachées : « les campagnes se peuplent d’estropiés et de blessés comme après les grandes guerres. » (p.48). Le monde invisible de l’enfance finit par surgir dans son inquiétante réalité.

En vidant sa mémoire, le narrateur n’a-t-il pas non plus déversé les immondices qui obstruaient sa perception des choses ? Pour certains, le passé « ondoie » dans la mémoire, « sommeille » à fleurs d’oubli, murmure calmement des berceuses langoureuses. Et pour d’autres, elle éclaire douloureusement la merde qui tapissait les chemins, les bottes, les carcasses de voitures, les animaux, les routes, les paillassons des maisons et les maisons elles-mêmes, et tout le pays jusque dans les coins. Avec Pays perdu, on met le pied gauche dans « une mauvaise plaisanterie mythologique », dans « la parodie grinçante des puissances originelles » (p. 126) : « on est au pays de la merde. » (p.134). C’est cette merde, entre autres, qui a dû choquer les habitants du village apparemment présent dans ce récit. Le passé, chez Pierre Jourde, combat la force qui oublie et la mémoire qui transforme. Il cherche à retrouver l’image véritable du pays. Mais apparemment, comme le prouve son retour au pays, les jets de pierres et le procès qui a suivi, le pays a été vraiment perdu pour lui. Tenté du coup de lire ce récit comme un reportage, non pas hariboïsé comme celui du JT de 13h sur TF1, mais plutôt comme celui qu'un inspecteur consciencieux aurait réalisé dans son enquête, à la recherche d’un cadavre putride, on se sent comme devant le lit d'un mort qu'on ne connaît pas. Alex possède une dent unique dans la bouche, qu’il exhibe à chacun de ses sourires. Il pourrait se la faire arracher et porter un dentier. Mais il refuse. Vous trouvez ça drôle ? Moi pas. Il y a des raisons à toute chose. Ces raisons peuvent même expliquer l’absurde. Avons-nous le temps de cerner les raisons des comportements humains ? Je ne crois pas. Certains prennent le temps de le faire. Les appelle-t-on des « inspecteurs » ? Regardez et voyez ce que nous enseigne la vie. Qu’est-ce que signifie cette colère ? C’est la pudeur de ceux qui veulent vivre en paix, mais aussi mourir silencieusement, qui refusent l’éclairage final sur leur face grotesque du dernier soupir. C’est un mort qui désire disparaître sans que personne ne s’en aperçoive. C’est le droit de tout homme à la disparition.

20 février 2011

Situation du roman

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« Qu’est ce que je pense du reportage ? Je crois que c’est la nourriture littéraire de l’avenir. Je parle bien sûr du reportage de qualité. Le roman n’a pas d’avenir. Il n’y aura plus de romans, il n’y aura plus de livres de fiction. Le roman est la littérature du siècle dernier. Chaque roman écrit il y a trente ou quarante ans est illisible. Les romanciers si populaires jadis dans la littérature allemande sont tellement oubliés que la jeunesse d’aujourd’hui ne connaît même pas leurs noms. Qu’est ce qu’il nous reste de la littérature française du siècle dernier ? Presque rien d’autre que Balzac et Zola. Et pourquoi justement eux ? C’est qu’ils ont décrit leur siècle comme s’ils étaient des reporters et ont utilisé dans leurs romans la technique du reportage. (…) Le reportage est un problème d’actualité. Je crois qu’un jour les gens ne liront rien d’autre que la vérité sur le monde. Le roman psychologique ? Non. Le reportage. L’avenir est au reportage véridique, réaliste et généreux. »
(Egon Erwin Kisch en 1929) 

      Situation du roman. Autant dire situation de la littérature. Parce que, tant qu’à construire un mausolée, préparer une oraison funèbre et se taper les heures de messe, autant que ce soit pour une grande occasion. Et comme nous sommes à l’heure de la mondial-démocratie, autant mettre un titre accrocheur comme « mort de la littérature mondiale ».

Le roman universel, donc, s’est vidé de sa substance et ne serait plus qu’une coquille vide. Il y aurait bien quelques jeunes sorbonnards cabotins, cachés au fond des catacombes, pour faire des incantations sur les grands poètes que sont Corbier ou Francis Lalanne, mais les appels de ces joyeux lurons, de ces drôles de drilles plein de finesses artistiques, restent sans réponse. Quant aux instances de légitimation de l’Université, elles seraient trop heureuses de pouvoir nommer un intitulé de master avec un titre aussi frivole s'il n'y avait pas déjà un Master sur "le roman français contemporain". Le roman humain serait devenu en l’espace d’un demi-siècle l’inventaire final avant la clôture définitive, inventaire fait par un moi reclus sur lui-même et inspectant soigneusement les immondices qui obstruent tout son être, se complaisant à une quête identitaire (sujet archi-moderne s’il en est) qui va du lavabo à la chambre à coucher. Le romancier contemporain aurait pris l’apparence du collectionneur d’objets morts, non pas celle du chiffonnier de Baudelaire, qui compulse ce que la grande ville n’a pas daigné ramasser et su aimer, mais plutôt celle de l’archiviste du -1 qui fait consciencieusement son travail en notant un à un tous les petits faits qui rythment la vie de bureau. L’averbalité, la neutralité atonale prosaïque, l’énumération, la lente litanie des heures, des jours, la morosité du style, sont donc tout à fait de rigueur. Serions-nous destinés dorénavant à décrire uniquement la carte, la répétition conceptuelle de la carte, et non plus le territoire ? Comme si la littérature voulait vivre l’échec de la peinture moderne : répétition du même objet à l’infini. C’est ainsi que l'on pourrait comprendre l’horizontalité du roman contemporain. On vide le réel de toute son invisibilité pour ne se restreindre qu’à la sphère du visible, ou plutôt à la sphère du vu

     « Situation du roman » : c’est le titre qu’utilise le site Fabula pour recenser quelques essais sur le roman (dans Acta Fabula, janvier 2011). Il y a, une fois de plus (voir le dossier "Tombeau de la littérature" en 2009), comme une odeur d’encens dans l’air, comme pour un jour de deuil… L’article sur Les Grandes Disparitions. Essai sur la mémoire du roman d'Isabelle Daunais et sur L'enfer du roman - Réflexions sur la postlittérature de Richard Millet parvient à attirer mon attention. Il s’agit de déclarer l'état d''incontinence du roman, ce vieillard puant qui n’est plus capable de dire quoi que ce soit sur le monde et les hommes. Le roman serait donc « fatigué ». Après les voyages de Panurge, les chevauchées de don Quichotte, les courses de Tristram Shandy, les promenades de Jacques, les marches parisiennes de Rastignac, les errances de K., les folies de Bardamu, les dernières chevauchées de Billy Parham, après toutes ces plumes courant sur la page, le roman aurait une subite envie de s’asseoir et de se reposer… Tous les fragments d’autobiographie, les autofictions, les romans parlant des romans, annoncent le véritable déclin de la fiction, la mort du personnage et la disparition de ce triste pronom « il », droit comme un pauvre adolescent timide qui n'ose plus rien dire. Le roman aurait été abattu, selon certains témoins, par deux fautes de goûts : la répétition et la propension à dire « Moi ». Et ce déclin ne pourra pas non plus être arrêté par les falsifications de romans, scénarios réchauffés et copiés/collés ou grandes promenades senti-menthe-à-l'eau-psychologico-niaises des possédés du sentiment, qui visent la gloire en disant ce qui doit être entendu. Encore une fois, il me semble nécessaire de faire le parallèle avec l’ère Internet, ce monde « dont le commencement et la fin échappent à tout sens et à toute direction et soumis au seul temps des erreurs et de l’oubli », ce lieu où le témoignage sur le réel, le reportage sur l'actuel, par ailleurs sans aucun style d’écriture, est devenu le seul acte de parole qui attire le regard, le seul bruit - buzz - qui entre dans nos tympans, alors même qu’il serait nécessaire de contrer le flot incessant de l’Histoire. Il n’y aurait plus qu’un présent englobant dans lequel le roman, atteint d’une grave maladie, participerait « d’un processus de disparition du temps et de la mémoire ». La répétition sans fin des mêmes informations, des mêmes gestes mécaniques, pornographie stylistique qui, comme chacun le sait, est beaucoup plus bandante qu’une image léchée et trop travaillée… Nous n'aurions donc plus le choix qu'entre des romans qui portent sur le deuil du roman et de faux romans, des romans après la fin du roman, des romans dans lesquels la littérature connaîtrait « un processus continu de dévalorisation, dont la falsification générale n’a plus que la misère des langues pour communauté culturelle » (R. Millet, L'enfer du roman).

     C’est également, et sans vouloir lui faire offense, ce que proclame Juan Asensio sur son blog, dans deux articles consacrés à la Crise de la littérature française et à la nullitologie horizontale (première partie ; seconde partie). Sur le fond en tout cas. Dévalorisation, misère de la langue, déshumanisation… Bien sûr il y a plus de bons romans recensés sur son blog que de mauvais. Mais qui aurait la force, après tout, de scruter inlassablement les espaces vides qui bordent les étoiles, qui pourrait se contraindre à décrire le néant ? Cette thèse du processus de dévalorisation me fait penser à ce qu'Hermann Broch énonça très souvent dans ses textes critiques littéraires, et qu’on trouve également au cœur de sa Théorie des Masses, et qui allie le sentiment d’une perte de repères à la disparition de ce qui a fondé, n’en déplaise à certains esprits modernes résolument négateurs, une très large part de la culture européenne : « Il est inutile d'insister une nouvelle fois sur le fait que le monde actuel, tout au moins le monde occidental, ayant perdu la religion qui était à son centre, est entré dans un état de complète désintégration des valeurs, état dans lequel toute valeur particulière est en conflit avec chacune des autres et essaie de les dominer toutes. Les événements apocalyptiques des dernières décennies ne sont que le fruit inévitable de cette dissolution » (« Le style de l’âge mythique » in Création Littéraire et connaissance, p. 270). Ce discours à forte valeur décadentiste est motivé dans une large mesure par ce qui s'est produit en 1945.

Broch reste persuadé que l’art de la parole, depuis qu’il a rompu avec l’illusion créatrice que lui procurait la croyance en une cosmogonie, depuis qu'il s'est délié de son centre fondateur, a perdu le pouvoir d'élever la narration à une vérité métaphysique. Figé entre le désarroi du déclin et le désarroi de la recherche, l’homme contemporain tente désespérément de ranimer une parole "fertile" au sein d'un peuple amnésique, neuf, incroyant. Les grandes œuvres et les grands artistes roulent comme des noyés dans la mer de l’ignorance. Le retour vers le foyer serait en réalité un voyage vers le néant. Dissimulé entre l'activisme romanesque et la complaisance exclusivement antiromanesque, le véritable romancier est comme ce vieillard mythique qui se raconte toujours des histoires, bien loin des reportages sur l'actuel et des prétendues "vérités sur le monde", pour reprendre la terrible vision du monde évoquée par Kisch, un vieillard qui attend dans un lieu dont personne ne veut se souvenir, qui attend patiemment la renaissance du mythe.

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6 février 2011

La Science des démons (2) - 2 + 2 = 5

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Are you such a dreamer ?
To put the world to rights?
I’ll stay home forever
Where two & two always makes up five
(Thom Yorke - 2 + 2 = 5)

 

      Si je prends parfois le temps d’écrire des articles où je me demande qui de Dostoïevski ou de Tolstoï est le plus grand écrivain ou bien combien de rameurs avait Ulysse lors de son voyage, c’est parce qu’une petite idée démoniaque… Mais pourquoi est-ce que je commence ce texte par des explications, comme si j'avais des lecteurs... Je n'ai pas même de lecteurs imaginaires... Rien de plus dégoûtant que de vouloir être lu, pire, de vouloir être lu à tout prix en cherchant à se faire publier... Mais alors, à quoi bon écrire cet article ? (là c'est vous qui parlez). Par caprice, je vous répondrais si j'avais à vous répondre. Mais je n'ai pas à me faire comprendre, même si je vois bien que certains, à force de persévérance et de conviction, parviennent à se faire publier. Comme quoi le Net peut changer la vie d'un modeste blogueur, de son état pion dans un collège au fin fond de la Creuse, encore faut-il qu'il aie la force non pas d'écrire mais de se faire comprendre sur des sujets intelligibles. Tout est toujours dans le but recherché. C'est ce but qui détermine notre petite vision du monde. Celle du commerçant, du socialiste, du planteur de radis... Et plus le but est rationnel, fonctionnel, pratique, plus il suscite d'engouement. Pourquoi alors est-ce que j'éprouve un tel dégoût pour le rationalisme... Peut-être parce que le culte du langage rationaliste est en train d'atteindre son apogée, à notre époque ! précisément celle où le langage se fait broyer dans les mécanismes de la dislocation et de la défiguration. Lisez un blog littéraire pris au hasard et vous apercevrez, derrière les petites phrases à moitié écrites, que l'exigence première du blogueur est d'être publié. Il n'échappe pas à cette lourde tâche qu'on a imposé à toute la société et qu'on peut lire à peu près partout, de la télé-réalité aux émissions faussement littéraires : "Aie un talent ! Sois un génie !". Le résultat esthétique est devenu notre conquête morale. Peu importe qu'on y parvienne avec le mensonge, l'insulte ou la nullité, ce qu'il faut, avant tout, c'est atteindre ce que la société nous impose d'atteindre. Comme si un artiste, prenons par exemple un peintre, non, peut-être pas un peintre - en existe-t-il encore ?, prenons l'exemple d'un romancier qui, assis convenablement devant son écran, un café dans une main, une cigarette dans l'autre, écrivant donc, comme c'est trop souvent le cas, avec sa troisième main imaginaire, un romancier qui se dirait, avant même de commencer d'écrire : "Produisons de la beauté !". Mais un écrivain qui commencerait ainsi, c'est un méchant homme, un salaud doublé d'une nullité. 

Je me suis donc décidé à ne plus cherchez la complexité en rallongeant les mots ou les idées, ils n'en sont que trop longs. J'évite la nuance, elle ne pourra pas traduire ma force de conviction et ma détermination. A l'heure de la communication planétaire, de la multiplication industrielle des objets de consommation, il faut être direct, franc. Il faut avoir des idées pratiques ! Une faille finira par séparer deux races qui n'ont plus rien à se dire, qui ne peuvent même plus entamer le moindre combat. Et pourtant, quoi de plus réjouissant que d'imaginer un duel entre un hyper-élitiste, aristocrate de la pensée ou "snob" de l'inutilité pratique et un mercenaire du langage, archi-socialiste de l'égalitarisme ? Tout est toujours dans le but recherché... Quelle différence après tout entre un aphorisme de Nietzsche et un bon slogan de pub ? L'idée est percutante, novatrice, elle intrigue et attire le regard... Alors quelle différence, vraiment ? Peut-être que si je me penche suffisamment, j'arriverai à entendre ce petit bourdonnement désagréable... Comment? N'y a-t-il pas un désaccord fondamental entre ces deux visions du monde ? Après tout, le marketing de la pensée travaille pour la démocratie. L'objet de consommation pour tous, le symbole offert, comme le logo de Coca-cola, à tous les regards. Rien de démoniaque dans tout ça. Il faudrait avoir l'âme virginale d'un ado de quinze ans pour croire à une société sans argent, sans système commercial... Mais alors d'où viens ce bourdonnement incessant que nous ne parvenons jamais vraiment à capter... J'ai dû traîner trop longtemps dans le silence de mon souterrain, je n'arrive plus à m'habituer à cette basse constante qui recouvre chacune des formules qu'on nous lance dans les magazines, les JT, les romans, les pubs et qui, faute d'un but véritable - moral ? métaphysique ? spirituel ? tout ce que la littérature semble avoir abandonner, patauge dans la fosse de "l'esthétisme utile". Ne penser qu'au résultat, voilà comment ne jamais parvenir à construire notre tour de Babel, voilà comment stagner dans les marécages où l'on ne construit que des logements utiles et fonctionnels pour travailleurs utiles et fonctionnels... Un type qui chante dans la nuit pour se donner de la contenance, ça reste un type qui a la trouille. Et un type qui parle du 4ème âge, des malentendants ou des gens de couleur, ça reste aussi un type qui a la trouille. Mais tout est toujours dans le but recherché. Nous entendons le grondement lointain, et nos regards tremblent dans la pénombre. Nous sommes seuls avec des forces que nous ne connaissons plus, que nous ne maitrisons plus. Les Anciens nous regardent et nous jugent. Nous avons échoué. J’écris cet aparté sous le coup de l’émotion, et je me rends bien compte que je devrais l’effacer pour éviter le ridicule. Mais je ne le ferais pas, non pas simplement parce qu’il n’y a pas même de lecteurs imaginaires, mais parce qu’il est en mon pouvoir de ne pas l’effacer, volontairement. Une nouvelle tentation en désaccord avec «l’esthétisme utile» qui régit notre mode de fonctionnement, soutient nos systèmes de valeurs et gouverne nos actes… N’est-ce pas ça au fond ce qui retient notre regard dans la littérature, cette absence presque irrationnel de but et l'affleurement presque mystique d'un sens inaccessible? Ce bon vieil adage qui prône l’interdiction d’atteindre le but sous peine de ne plus avoir de désir et de sombrer dans l’ennui. Le roman, qui cherche à se faire parole véritable sans jamais y parvenir, spirale ascensionnelle tournant autour d’un centre vide, dénie toute possibilité de satisfaction et refuse le postulat mercantile que le désir est réalisable. Et là vous me répondez que la littérature, comme tout le reste, n'est qu'une machine qui fait croire à une possibilité de salut en utilisant de vulgaires procédés de marchands… Je me demande parfois s'il ne vaudrait pas mieux être illettré que de s'enliser dans des études pareilles...

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30 janvier 2011

Misère de la littérature (1851), d'Arthur Schopenhauer - Comment peut-on tenir un blog littéraire et pourquoi le faire ?

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      Qui n’a pas voulu poser, au moins une fois dans sa jeune et expansive vie d’internautes, sa petite crotte personnelle dans le vaste territoire de la blogosphère ? Et peut-on faire des reproches ? Quand on voit l’état sordide de certaines latrines du milieu littéraire, de l’édition ou du journalisme, on peut facilement se dire que l’arrière-cours, ce qui s’écrit sur le net, ne doit pas être très reluisant. Et pourtant, un critère essentiel justifie à lui seul l’espoir que nous pouvons trouver chez certains blogueurs : ils ne sont pas payés. C’est l’idée que développe Schopenhauer, à propos de la bonne littérature, dans le paragraphe qui ouvre Misère de la littérature paru aux éditions Circé : « Les honoraires et l’exclusivité des droits sont au fond la ruine de la littérature » (p.7). Il oublie, je suppose, l’autre grande force humaine : la satisfaction de l’ego, la gloriole d'un jour. Argent et vanité, deux ailes de plombs pour la littérature.

Cet essai de Schopenhauer, qui est un très court extrait de Parerga et Paralipomena, pourrait très facilement satisfaire les prosateurs de la toile dans leur quête d’une écriture adaptée au blog. Bien que son sujet soit apparemment la "littérature", il me semble que Schopenhauer s’acharne plutôt à définir les contours de l’écriture journalistique, celle des revues et des magazines littéraires de l’époque en Allemagne. Car son analyse peut difficilement s'adapter à l'écriture poétique ou romanesque. En conservant son esprit définitivement rationnel, qui me rappelle également ce que disait Pierre Manent sur le roman, à savoir « qu'il y a dans un roman beaucoup trop de pages et beaucoup trop de mots », il se restreint à une littérature strictement intellectuelle : « Un livre ne peut jamais être plus que la reproduction des idées de son auteur » (p. 12), il faut opter pour un « style objectif » où l’on dispose « les mots de telle sorte que le lecteur soit quasiment obligé de penser exactement la même chose que l’auteur » (p.58-59), il faut s'opposer au superflu, à la digression, adopter un style sobre...Bref c'est son côté philosophe qui reprend le dessus.

 

Les règles d’or du bon Arthur Schopenhauer pour tenir un blog :

Préambule - A l’usage propre à notre époque, de noircir inconsidérément du papier, et au flot de plus en plus débordant de livres mauvais et inutiles qui en résulte, les revues littéraires devraient opposer une sorte de digue, en fustigeant impitoyablement, par des jugements intègres, justes et sévères, toute production d’un écrivain sans talent, tout gribouillage au moyen duquel une tête vide veut venir au secours d’une bourse également vide, donc à peu près 9 livres sur 10, et ainsi elles empêcheraient, comme il est de leur devoir, la graphomanie et l’imposture au lieu de l’encourager en mettant leur honteuse tolérance au service de l’auteur et de l’éditeur, pour voler au public son temps et son argent. (p.18)

1. « Le STYLE est la physionomie de l’esprit » : le style est le seul visage que je pourrai offrir au lecteur, il est « la silhouette de ma pensée » (p.30). Inutile de chercher à obscurcir délibérément ou à alourdir son style, il faut écrire comme on pense. Laissons le style de l’Université aux universitaires et gardons-nous « par-dessus tout de chercher visiblement à montrer plus d’esprit qu’on n’en a » (p.29). Parallèlement, il est nécessaire de garder une certaine tenue. Critiquer ne veut pas dire insulter ni cracher. « Les critiques sont surtout amusants, quand ils critiquent les œuvres des autres dans le style le plus négligé d’écrivain stipendié. On dirait des juges rendant leur verdict en robe de chambre et pantoufles » (p. 60).

2. MATIÈRE et FORME : 9 blogs sur 10 se contentent de colporter la petite idée, le petit fait, la petite actu qui vient de tomber. Le public, certes, ne s'intéresse principalement qu'à ça, la matière, et non à la forme. Il est donc préférable, si vous souhaitez gonfler vos statistiques de lecture, de mettre en gras et en capitale le dernier plagiat de Houellebecq ou l'enfant caché de Johnny : « C'est grâce à la MATIÈRE, s'ils étaient les seuls à y avoir accès, que des gens tout à fait ordinaires et plats peuvent produire des livres très importants ». Mais le seul mérite pour un véritable blog réside dans la forme qu'il donne à son propos, dans son sujet : « Les objets peuvent être accessibles à chacun et connus de tous : mais la forme de la composition, le "quoi" de la pensée, c'est cela qui en fait la valeur, et c'est dans le sujet qu'on le trouve [...] Il en résulte que le mérite d'un écrivain digne d'être lu est d'autant plus grand qu'il le doit peu à la matière, et parfois même d'autant plus que celle-ci est connue et rebattue » (p.12).

3. L’ANONYMAT : il ne pose problème, à dire vrai, que lorsqu’il y a polémique. Comme dans tout duel, il faut connaître l’identité des combattants pour pouvoir juger l’enjeu. « L’anonymat a été introduit dans les revues littéraires sous prétexte de protéger l’honnête critique, ce guide du public, contre la vindicte de l’auteur et de ses mécènes. Mais pour un cas de la sorte, il y en aura cent où il servira simplement à dégager de toute responsabilité quelqu’un qui est incapable de soutenir ce qu’il avance, ou bien même à dissimuler le scandale du critique assez vénal et assez vil pour vanter auprès du public un mauvais livre, en échange d’un pourboire versé par l’éditeur. Assez souvent il ne sert qu’à dissimuler l’obscurité et l’insignifiance de l’auteur de ce jugement » (p. 21). Il traîne actuellement un article sur ce sujet qui justifie l'anonymat au nom de la sécurité de l'auteur (à lire cette note, on a l'impression qu'un blogueur qui ose donner son vrai nom prend le risque de se faire égorger à chaque coin de rue). L’anonyme qui vous parle de son chat n’est pas dangereux en soi (quoique...). Mais l’anonyme polémiste (à plus forte raison le dénonciateur ou le calomniateur) doit avoir le courage de retirer son masque, sinon il apparaît comme une « VILE ET LÂCHE CANAILLE, qui n’a pas le courage d’assumer son jugement, qui ne tient donc même pas à son opinion, mais seulement au plaisir secret de déverser sa bile sans risque d’être reconnu et puni » (p.21).

4. Savoir JUGER et CRITIQUER. Tolérance et égalitarisme sont difficilement acceptables en littérature : « C’est un grand tort que de vouloir transposer dans le domaine de la littérature cette tolérance envers les gens obtus, sans cervelle, dont on est obligé de faire preuve en société, où ils sont légion. Car dans la littérature, ce sont des intrus sans vergogne, et dénigrer ce qui est mauvais est un devoir envers ce qui est bon : car si on ne trouve rien mauvais, rien ne semblera bon. » (p.20).

5. « IL FAUT AVOIR QUELQUE CHOSE A DIRE – oh, nous voilà bien avancés… »

 

 

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23 janvier 2011

L'anti-lyrisme - Dissolvant du réel

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Notre art, c’est d’être aveuglé par la vérité ; seule est vraie la lumière sur la face grotesque qui recule, rien d’autre. (Kafka, Aphorisme n°63)

     Antilyrique – Un mot pas franchement sensuel et qui fait penser bien plus à une marque de détergent qu’à une notion toute littéraire, un mot pour décrire le chemin pris par le roman depuis maintenant des siècles. A ceux qui se délectent des grandes envolées lyriques vers les sphères stellaires de l’illusion poétique, il est difficile d’accepter la chaîne qui, dans le vrai roman moderne, les retient au sol à chaque fois que l’imagination mensongère s’affole. Pour Kundera, le roman correspond à un « âge » dans l’histoire de l'homme, ou plutôt à la fin d’un âge, celui de l'immaturité, de l’attitude lyrique, ce grand passage qui s’opère vers la trentaine. Pour d’autres, c’est également la fin de la probité, la fin des illusions, de la poésie, et donc de la grandeur d’esprit et de l’action. L’homme de trente ans connaît l'envers du décor où l’on se retire pour calculer, pleurer, plaisanter. Il en rit et il en pleure… Parfois il en devient cynique. C’est là son profond péché.

« Le monde est devenu triste parce que jadis, nous dit Leopardi, une marionnette fut mélancolique ». Le jeune poète italien éprouve une profonde rancœur à l’encontre de cet art qui dépouille le sentiment de son innocence. Pour Kundera, et pour d’autres, le roman n’a pas avoir honte de vouloir éclairer le réel et son mensonge. Dans La Vie est ailleurs, vaste satire des engagements de tous les jeunismes grégaires et autres groupes révolutionnaires, Kundera s'attarde sur la transformation du monde par la poésie : « La tristesse qui, quelques jours plus tôt, la faisait souffrir, maintenant qu’elle l’avait dépeinte avec de grands mots, lui procurait un bonheur apaisant ; c’était une belle tristesse et elle se voyait éclairée par sa lumière mélancolique et se trouvait tristement belle. » (folio, p.86). Le roman et l’anti-roman font partie d’un même système. Ils se sont toujours observé et combattu. L’un créait le sentiment et le disséquait avec joie jusque mort s’en suive, l’autre le revêtait d’un voile et le tirait avec larmes et cris vers le ciel, par un système de poulie et de ficelles invisibles… D’un côté le roman, de l’autre le kitsch. On a souvent tendance à refuser tout lien entre ce qu’on appelle quotidiennement le divertissement et ce qui est désigné par « kitsch ». Le vrai roman est ce qui nous retient, ce qui nous interdit de nous envoler dans les sphères célestes, de nous admirer dans le miroir embellissant, au contraire de l’art kitsch qui « cherche à établir une liaison absolument fausse entre le ciel et la terre » (Quelques Remarques à propos du kitsch, Hermann Broch, p.34, Allia). Au fond, on pourrait énoncer une nouvelle loi, très éloignée de toutes les fantasmagories théoriques que les universitaires français ont proféré depuis un demi-siècle et qui pourrait s’appliquer à l’idéal d’un roman. Le roman : tentative (héroïque) de s’opposer au kitsch, au mensonge esthétique. Le roman est cet art qui refuse l’hypocrisie universelle dans la façon de vivre, égarée dans d’immenses fourrés de sentiments et de conventions. Il existe une erreur répandue qui consiste à confondre imagination et mensonge. Et c’est d'ailleurs toujours prendre un risque que de vouloir relier la littérature, et plus particulièrement le roman, à cette fameuse « suspension volontaire de l’incrédulité » de Coleridge, ou de parler, comme le fait Oscar Wilde, du Déclin du mensonge. Soyez incrédule, cherchez la vérité derrière le fard, inspectez l’envers du décor, refusez la convenance et du même coup l’illusion de la beauté, le mensonge du lyrisme… Le roman n’est pas à proprement parler l’avancée de plus en plus profonde vers le domaine de la raison, de la vérité psychologique. Il ressemble plus à cette lumière puissante qui dissout le monde, qui éclaire les raisons, qui démasque les faux-semblants. Il y a une part de destruction dans tout grand roman. Leopardi, qui ne cesse de critiquer l’arrivée de cet art qu’il associe d’abord au mouvement romantique et qui doit conduire, selon lui, l'humanité vers un désastre, ne peut s'empêcher de voir dans le rationalisme les prémices d'une société qui va sombrer : « La plus grande ennemie de la barbarie n’est pas la raison mais la nature […] Et la raison, naturellement attirée par ce qui lui est utile, détruit les illusions qui nous lient les uns aux autres, dissout radicalement la société et rend les gens plus féroces » (Zibaldone, p.26, Allia). Il refuse le rationalisme, qui réclame une contemplation du monde d’une clarté sans exaltation, d’un réalisme sans fard, et le compare à une mise à jour des instincts mauvais de l’homme. On peut comprendre que ce jeune homme destiné à devenir prêtre n’accepte pas cet art terriblement terrestre. Et n'a-t-il pas raison au fond de désirer encore et encore ce seul plaisir que pourrons trouver ici, le plus sûr plaisir de cette vie, le vain plaisir des illusions ? En réalité, nous sommes baignés dans un monde aveuglant d'illusions. Nous sommes sortis de la caverne depuis longtemps. Mais nos yeux faibles et fragiles ne parviennent toujours pas à dépasser ce signe trompeur qui n’est en fait que le mal dissimulé dans le mensonge.

Avec la lumière la plus puissante, on peut dissoudre le monde. Devant des yeux faibles, il prend de la consistance, devant de plus faibles encore, il lui pousse des poings, devant de plus faibles encore, il devient pudique et fracasse celui qui ose le regarder. (Kafka, Aphorisme n°54)

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11 juillet 2010

Le Saule (1998), d'Hubert Selby Jr

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"jamais il n'oublia comment d'une minute à l'autre l'écrasante pesanteur
de la rue avait explosé dans le jaillissement de la bouche d'incendie
pour devenir un vaste espace ouvert, sans murs, comme dans un conte de fées...
"
(
Le Saule, Points 2009, p.151)

      La colère nourrie par Hubert Selby Jr. contre la littérature et le monde semble s’être tarie aux cours des ans. D’abord par la diminution de la fréquence de ses publications depuis les années 60 et la parution de ce qui est devenu avec le temps une sorte de légende subversive pour les jeunes gens en quête d'intransigeance littéraire, Last Exit to Brooklyn. Viennent ensuite La Geôle (1972), Le Démon (1977), Requiem for a Dream (1978), Chanson de la neige silencieuse (1986) et Le Saule (1998). Mais Selby a également perdu le désir de l’assouvissement de la colère et de l’horreur imaginée. Le Saule est peut-être le premier grand texte de Selby à se terminer dans une ascension véritablement mystique, comme la phrase en exergue le laisse entendre : « Honorer une vie, c’est Honorer l’Infini Esprit de la VIE ». La surabondance de majuscules laisse penser à une illumination toute lyrique. Selby n’est après tout qu’un très grand lyrique touché très jeune par l'horreur. Son langage, qu’on a voulu rapprocher d’un Céline, est celui de l’apparence de la rue. Les consonnes se fusionnent, les voyelles se redoublent, le rythme s’intensifie, les apostrophes disparaissent. On est dans le langage parlé des gens de la rue qui ne parviennent pas à parler, qui ont les mots engorgés tout au fond d’eux-mêmes, ces mots que Selby a mis tant d’années à remonter à la surface. Car tous ses romans racontent une descente aux enfers. En revanche il est très rare que le lecteur assiste à la remonté vers la lumière. Signe de l’âge ? Intuition d’une fin proche ?

Bobby est un jeune Noir de 13 ans qui habitent le Bronx Sud, une sorte de No Man’s Land urbain, le coin le plus pourri de New York, vaste territoire déserté comme sorti tout droit de la guerre. Il fréquente une jeune Portoricaine, Maria. Les autres Portoricains du quartier n’acceptent pas cette alliance et rouent de coups le jeune gars tandis que Maria est défigurée à coup de soude… A moitié mort, Bobby s’engouffre dans les bas-fonds de la ville et se terre comme un démon :

« Les rues étaient de plus en plus crades, avec des bagnoles déglinguées à l’abandon, des cartons, des cageots et des ordures venues du monde entier, [Bobby] se frayait un chemin tant bien que mal entre les détritus entassés par les années, empoignait la rampe d’un escalier menant au sous-sol d’un des nombreux immeubles désaffectés […]. Quand il arriva en bas, ça caillait tellement dans le noir qu’il dut s’appuyer contre le mur pour reprendre son souffle… puis s’aventura dans l’obscurité de plus en plus profonde et de plus en plus fraîche de la cave… » (p.22).

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    C’est là qu’il est découvert par un ermite étrange surnommé Moishe semblant sortir tout droit d’un conte. Il le conduit à travers les dédales des couloirs souterrains vers ce qui semble être un paradis tenu secret au cœur de cet enfer, une sorte d'appartement luxueux lové au plus profond des immeubles misérables de la zone... Bobby accepte peu à peu Moishe comme un père. Et Moishe l’adopte. S'en suit la double confrontation entre d'un côté le jeune homme qui cherche à se venger de ses agresseurs et de l'autre le vieillard qui voudrait le convertir à la paix intérieure et à l'amour. Selby décrit une fois de plus l’horreur qui habite les rues de sa ville. Mais il y ajoute la figure du saint qui est revenu des camps de la mort et qui désire transformer son expérience de l'horreur de la mort en parole de bonté et de réconciliation. Selby insuffle à son récit désespéré l’espoir d’une autre vie, d’une résurrection même, comme si la grâce avait fini par le toucher. Bien sûr, il s’interroge toujours sur l’inexplicable et incompatible lien qui existe entre le monde de la grâce et le monde de la violence, comme le montre la grand-mère immigrée face à sa petite-fille défigurée : « Maria pleura et dit simplement maman, maman, maman, et la vieille femme, tenant toujours fermement les jambes de sa petite-fille, priait en silence mais en criant de plus en plus fort dans sa tête pour dissiper l’horreur qui s’offrait à elle, ce petit bout de fille dans la douleur, la figure couverte de bandages, avec juste de petites fentes pour laisser passer les larmes et laisser entrevoir la peur qui vitrait ses yeux, alors elle fermait les siens pour ne plus voir, pour ne plus essayer de comprendre comment une telle chose avait pu arriver à quelqu’un qui apportait chaque matin à sa grand-mère un bol de café chaud et un morceau de pain au lait, de comprendre quel était ce monde où l’on jetait du feu à la figure de sa petite-fille… » (p.27). Selby, lui, ne ferme pas les yeux devant tout le mal qui se déverse dans les rues. Il analyse une fois de plus le cancer de la violence, le cancer de la vengeance. Il raconte les horreurs que cachent les coins d’ombre de la ville. Il pose la question que tout croyant se pose : comment l’innocence peut-elle être détruite si facilement sous les yeux de Dieu ? Le doute métaphysique s'introduit dans la conscience de la mère face à l'horreur : « Mes prières aussi s’adressent à des oreilles sourdes… peut-être que Dieu ne peut entendre nos voix minuscules ici… peut-être que les monstres dans les rues… et les démons dans les cœurs de ces fous dévorent les prières avant qu’elle les entende… » (p.71).

    Mais loin d’en faire l’unique complainte, il l’associe à une nouvelle musique, celle du pardon et du cri du cœur. Celle de l'amour. Ce cri du cœur est également bloqué tout au fond de la gorge, bien plus dur à faire entendre que tous les autres cris. Bobby ne l’accepte pas. Moishe a mis des années à l’entendre vraiment. Comme si, depuis trente ans, Hubert Selby Jr semblait également le chercher au fond de ses entrailles. Comme s'il avait fallu attendre toutes ces années pour qu’enfin il jaillisse du fond des abymes et vienne illuminer le macabre spectacle décrit dans tous ses autres romans. Il n’y a pas de règles morales pour survivre, pas de formules magiques. Juste des signes parsemés ça et là pour rappeler à l’homme l’espoir de la vie. Face aux prières inaudibles psalmodiées par la mère de Maria, Selby entend recréer la chanson éternelle. Le désir de Moishe est simple : pardonner au monde tout en devenant son chant : « nous sommes tous Ta chanson, et le plus incroyable c’est que je l’entends cette chanson, oui, je l’entends, en moi, autour de moi, partout… je deviens Ta chanson Ô Amour, oui, je sais qu’un jour je ne l’entendrai plus… je SERAI la chanson. » (p.301).

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3 juillet 2010

Cycle Kitano - L'Eté de Kikujiro (1999)

« Après le succès d’Hana-bi, je souhaitais faire un cinéma plus ambigu, en essayant de me départir de films trop « cool » ou bien violent. Je crois que l’Eté de Kikujiro a étonné beaucoup de Japonais qui ne me croyaient pas capables de réaliser un film sur l’enfance, presque tendre » (Kitano par Kitano, p. 155).

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Films japonais de Takeshi Kitano - 1999 - Avec "Beat" Takeshi, Yusuke Sekiguchi, Kayoko Kishimoto...

      Masao est un jeune garçon qui voit poindre l’ennui avec l’arrivée de l’été. Tous ses amis sont partis en vacances. Il reste seul chez lui avec sa grand-mère qui l’élève. Lui qui n’a jamais connu sa mère qu’au travers de photographies, il décide de partir à sa recherche. Kikujiro, ancien mafieux au dos tatoué, l’accompagne à sa manière dans ce périple. Les deux personnages feront rencontre sur rencontre tout le long du parcours qui doit les mener vers une réalité amère mais pleine d'espoir... 

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     Autant le dire tout de suite, L’Eté de Kikujiro est un film calme, simple, une comédie contemplative, traversée de gags visuels et conceptuels et d’une mélancolie estivale comme dans la plupart des autres films de Kitano. Les symboles kitanesques sont bien là : la plage, les jeux d'enfants, les yakuza, etc. Et du point de vue de la technique, on peut noter la large prédominance d'un effet qui vient structurer chacune des scènes : l'ellipse. Le réalisateur n'en oublie pas pour autant les problèmes de la société, même s'il les laisse hors du cadre, comme la pédophilie ou la violence exercée par les yakuza. Ce mélange des genres prouve à lui seul la capacité de Kitano à traverser les cadres et à négliger les codes (ce que le cinéma français, dans sa large majorité, semble incapable de faire). Il est rare de tomber sur ce genre de comédie qui ne s’interdit aucun sujet. Le voyage parcouru par les deux personnages trace une ligne de vie où les rencontres sont parfois bonnes, d'autres fois mauvaises... Mais nous sommes loin des simples gags scato à la Gettin’ Any ou des shows de Kitano à la télé. C’est presque une comédie douce-amère, pleine de tendresse et de mélancolie. Pour le réalisateur, c’est le film qui lui permet de se débarrasser de cette image de yakuza violent ou de bouffon primaire qui lui colle à la peau depuis plusieurs années. L'animateur laisse de côté son attirail parfois grossier et travaille chacune de ses saynètes avec des ellipses toujours aussi percutantes, même si l’effet se reproduit de nombreuses fois, ce qui a poussé certains à ne voir dans ce film qu'un catalogue de blagues gentillettes... 

L’Eté de Kikujiro peut être perçu comme le pendant inverse d’Hana-bi, film qui sut capter le jury de la Mostra de Venise. Hana-bi raconte le deuil des parents qui ont perdu un enfant. Ici, c’est l’enfant qui a perdu ses parents. Non pas qu’ils soient morts. Non, la mère de Masao a dû abandonner son enfant, sous le coup de la morale singulière de la société japonaise qui ne peut accepter en son sein la singularité d'une mère célibataire. Kitano en fait un sujet de comédie. Il est intéressant de noter qu’Hana-bi, sur le registre du sérieux, a obtenu le Lion d’Or et que Kikujiro, sur un ton plus jovial, n'a obtenu aucune faveur de la part du jury de Cannes… Comme s’il était impossible de récompenser une comédie. Loin de moi l’idée de contester l’avis du jury de Cannes qui a fait ses choix. Mais je remarque simplement qu’une comédie n’aura pratiquement aucune chance de décrocher quoi que ce soit à Cannes. Il suffit d’ailleurs de voir les dernières Palme d’or pour s’en convaincre : Le Ruban Blanc, Entre les murs, L’Enfant, Le Pianiste, Elephant, La Chambre du fils, etc. Que de bonnes comédies hilarantes où l'ironie fait un ravage... Le seul film avec un semblant d'humour fut ses dernières années le documentaire de Michael Moore sur Bush. Autant dire une escroquerie... La profession cinématographique semble toujours avoir ce besoin de nous montrer le sérieux de sa tâche, de nous dire « Hey regardez un peu le boulot qu’on fait, c’est du sérieux, ce sont des œuvres qui font réfléchir, qui vous agressent métaphysiquement, qui sont là pour changer le monde, etc. ». On n’en demande parfois pas tant… L'Eté de Kikujiro est un rayon de soleil de fin d'après-midi, magique et mélancolique comme cet instant où tout vous semble possible. 

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19 juin 2010

Engeland (2010), de Pierre Cendors

« Selon moi, nous sommes toujours à l’affût d’une chose cachée, ou simplement potentielle ou hypothétique, dont nous suivons à la trace l’affleurement à la surface du sol. […] La parole relie la trace visible à la chose invisible, à la chose absente, à la chose désirée ou redoutée, comme une fragile passerelle jetée sur le vide » (Italo Calvino, Défis aux labyrinthes, Le Seuil 2003, p.68)

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Vue de la centrale nucléaire de Tchernobyl depuis Pripyat

      Tenir un blog quasiment anonyme, entretenu à mi-temps, voire au tiers, le nourrir de lectures et d'articles faits dans un temps libre difficilement acquis a parfois du bon. En témoigne ce roman, Engeland (Finitude, 2010), reçu aimablement dans mon souterrain de la part de Pierre Cendors que je remercie. Citons son blog, Endsen, et saluons également le travail de la maison d’édition Finitude que je ne connaissais pas jusqu’alors.

    Engeland retrace le parcours, imaginaire à plus d'un titre, d’une jeune photographe, Fausta K., dans une Europe du vingtième siècle, celle des catastrophes, celle de l’errance, celle de la solitude… Mais loin d’être le catalogue des grands bouleversements, Engeland décrit surtout un vide, une absence, un silence. C'est la stricte description d'une « géographie du vide » (p.92). Fausta, jeune fille qui a toujours été en marge, photographie les paysages où les vivants sont absents, où les morts affleurent à la limite du cadre. Incapable de saisir du regard ce qui est évident pour les autres, elle possède, pour reprendre le titre intraduisible du dernier film de Kubrick, des yeux grands fermés : « sa vie ressemble à un corps plongé dans la torpeur d’un profond sommeil. Elle s’efforce de se réveiller, mais ses yeux restent fermés de l’intérieur. » (p.85-86). Récit de l’introspection maladive ? Rêve sublimé d’une « inexistence vivante » ? Fausse biographie d’un parcours chaotique, celui d'un être à demi mort à la recherche de la vraie vie ? S’il y a bien biographie, elle est entièrement construite sur l'oubli. L'oubli du monde : « Pour ma part, célibataire et fille unique, les vivants étaient des fantômes en série ; leur visage comme un tampon de silence, effaçait aussitôt leur nom de ma mémoire. » (p.160).

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Roman de la duplicité, des doubles, des interprétations multiples, Engeland pose déjà une énigme par son titre. Enge signifie en allemand « l’étroitesse », celle du monde dans lequel évolue Fausta. Mais Engel, qui est le pseudonyme d’un personnage du roman, nous incite à chercher « l’ange » ou « le messager » caché dans le texte... A mi-chemin entre le quotidien le plus commun et les hautes sphères de l'art, Fausta se tient en équilibre au-dessus du vide. L’interprétation doit-elle pour autant venir du nom ? Il est difficile pour un lecteur de Kafka comme moi de ne pas voir les signes. Je ne peux pas ne pas y faire attention : Fausta K., c’est F. K., initiales qui rappellent un autre grand solitaire du siècle, Franz Kafka. Surtout si apparaît au cours du récit un personnage dénommé Félix Mauer, nom bien trop proche de celui de l'éternelle fiancée de Kafka, Felice Bauer, pour m'apparaître comme un hasard. Dans cette optique, l’engeland pourrait être perçu comme un reflet de ce château inaccessible, celui vers lequel K. se dirige constamment. Si je cite Kafka, c'est avant tout pour montrer la parenté qu'il y a avec le personnage de Fausta qui, comme K., ne parvient pas à déchiffrer le réel et confond image et réalité. Mais cette référence est-elle si importante ? Pierre Cendors s’ingénie d’ailleurs à tisser un canevas de noms. Tout le roman est parsemé de références, comme ces titres d'œuvres qui ouvrent la plupart des chapitres : L’Homme caché (titre du premier roman de l'auteur), Energie du silence, Maison-Errance, Imago… Ce dernier titre appelle d'ailleurs une nouvelle référence, non pas celle des deux grands psychanalystes du début du siècle, Freud et Jung, qui reprirent ce terme dans leur vocabulaire, mais celle qui est, à l’origine, le titre d’un roman de Carl Spitteler dans lequel une sorte de Pygmalion construit mentalement une femme à l'image de son désir. Dans Engeland, la présence du double se fait sentir. Mais le jeu de pistes laisse planer un doute. Qui de Houdini, de Fausta, d'Engel est l'image de l'autre ? La séparation entre le rêve et la réalité est trouble. Les personnages, à demi présents, tournent autour d'un centre vide qui ne sera jamais rempli. C’est le sujet du roman.

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    Fausta est une petite fille solitaire qui refuse de s'amuser avec les autres enfants. Son seul ami est un jeune garçon qui a pour surnom celui du célèbre magicien Houdini. Il est comme l'ombre d'un ami imaginaire. Un jour, quelque part à la fin de l’enfance, Houdini fait une chute brutale qui le laisse handicapé pour la vie. Il se réfugie dans sa chambre et reste terré sans plus voir personne. C'est le début de son inexistence : « Une porte de communication le relie au reste de la maison. Houdini vit là, seize ans durant, l’existence d’un reclus. […] Ses lettres à Fausta, son seul dialogue avec l’extérieur. Cette dernière phrase ne peut se comprendre sans sa contrepartie : la correspondance avec Houdini constitue pour la jeune fille ses seules communications intérieures avec autrui./ Ils ne partagent pourtant plus le même territoire de vie. Ils s’écrivent d’ailleurs. Les lettres surgissent d’un au-delà du quotidien. Un territoire du rien. Pour Fausta, la source même de son œuvre photographique. » (p.28). C’est la célèbre histoire de la séparation du corps et de l’esprit. L’un se tient au fond de son lit, l’autre erre dans la vie. L’esprit nu autour du monde ne parviendra jamais réellement à rejoindre son corps. Houdini rêve déjà des choses inouïes que son esprit lui communiquera par lettres. La quête des deux personnages semble se situer irrémédiablement dans cette double attente. Celui qui rêve d’arriver enfin dans son foyer, et celui qui attend son messager. Mais Fausta ne fera jamais que suivre la trace d'un être invisible. A l'image de ses photographies, qui se révèleront invisibles, absentes, comme tout le reste, Fausta cherche à capter une chose inaccessible :

« J’écris pour m’habituer à te voir dans le noir. Je te croyais mort, Houdini. Depuis l’accident, tu n’as jamais quitté ton absence. C’est là que tu habites toujours, dans un autre monde isolé de la société des hommes, proche de l’invisible. Tous tes portraits sont issus de là, d’un au-delà du regard. Je n’ai plus la force de t’y chercher, Houdini. J’habite un monde que ton regard ne voit pas. J’abandonne la partie, c’est fini. » (p.188-189).

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Bande-annonce du roman Engeland :

12 juin 2010

Pour l'histoire des sentiments moraux - Les Démons (1871), de Dostoïevski


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                                                                Otto Dix, Portrait de groupe (1923)

      La question dostoïevskienne qui m'intéresse tout particulièrement s'articule à partir des grandes ouvertures (et non plus seulement incipit) de ses romans. Les Démons (1871), puisque c'est sur roman que je me suis penché, traite du nihilisme. Cela a été dit assez souvent, peut-être même à chaque fois qu'il a été question de ce livre... Mais Dostoïevski semble aller plus loin que la simple définition du monde par une idéologie en -isme, il défend le monde contre toutes les réductions du regard, toutes les volontés fanatiques qui cherchent à restreindre le cercle de l'horizon. Stepane Verkhovenski s’attaque à ces figures modernes : « C’est mon destin. Je parlerai de ce lâche esclave, de ce vil et puant laquais qui le premier montera sur une échelle, des ciseaux à la main, et déchirera la face divine de l’idéal au nom de l’égalité, de l’envie et… de la digestion. » (p.361). Il fallait que ce soit une sorte de vieillard aux accents aristocratiques qui émisse une telle parole, un de ces hommes des premiers temps du roman, un reflet du célèbre Don Quichotte qui se battit contre les basses vérités du monde trop terre-à-terre. Mais Dostoïevski ne le rend pas ridicule, contrairement à ce qu’annoncent certains passages. Stepane est un faux réactionnaire. Il lance une vérité humaine à la face d’une humanité juvénile et ahurie par les idées nouvelles d’un petit groupe manipulateur : « L’enthousiasme de la jeunesse d’aujourd’hui est aussi pur, aussi lumineux que celui de notre temps. Il n’y a qu’une chose de changée : c’est le but ; un nouvel idéal s’est substitué à l’ancien. Toute la question est de savoir si Shakespeare est supérieur à une paire de bottes, Raphaël, à un bidon de pétrole ! » (p.509).

Les débuts de romans de Dostoïevski sont, à la manière d’un Balzac, la longue exposition du lieu dans lequel les événements vont se dérouler. Balzac aime la description d’un pays, d’une région, d’une ville, d’une maison, d’une pièce, par exemple la salle principale d’une auberge miteuse… Ses romans dressent des repères géographiques, situationnels, en rapport avec les événements et les caractères des personnages. Mais ceux-ci resteront des types… Leur description se réduit la plupart du temps à ce qu’ils sont. Chez l’écrivain russe, l’ouverture est tout aussi ample, large, mais adopte un autre point de vue. Car Dostoïevski ne dresse pas des personnages-types mais des caractères, le plus souvent malades, c'est-à-dire humains. Il dresse, pour reprendre le terme de Nietzsche, l’histoire des sentiments moraux de ses personnages. Dans le premier aphorisme de son Humain, Trop humain, le philosophe allemand énonce une interrogation toute dostoïevskienne :

« Chimie des idées et des sentiments - Les problèmes philosophiques reprennent presque en tous points aujourd’hui la même forme interrogative qu’il y a deux mille ans. Comment quelque chose peut-il naître de son contraire, par exemple la raison de l’irrationnel, le sensible de l’inerte, la logique de l’illogisme, la contemplation désintéressée du vouloir avide, l’altruisme de l’égoïsme, la vérité des erreurs ? La philosophie métaphysique esquivait jusqu’à présent ces difficultés en niant que l’un pût engendrer l’autre et en admettant, pour les choses estimées supérieures, une origine miraculeuse, immédiatement issue du vif et de l’essence de la « chose en soi ». La philosophie historique, au contraire, la plus récente de toutes les méthodes philosophiques, qui ne peut plus se concevoir du tout séparée des sciences de la nature, a réussi, dans certains cas particuliers (et elle arrivera vraisemblablement à ce même résultat dans tous les cas), à trouver que ce ne sont point là des contraires, sauf dans l’exagération habituelle à la conception populaire ou métaphysique, et qu’il y a à la base de cette opposition une erreur de la raison : suivant son explication, il n’y a en toute rigueur ni conduite non égoïste, ni contemplation parfaitement désintéressée, l’une et l’autre n’étant que des sublimations dans lesquelles l’élément fondamental semble presque volatilisé et ne trahit plus son existence qu’à l’observation la plus fine. […] Mais si cette chimie aboutissait à la conclusion que, même dans ce domaine, les couleurs les plus magnifiques sont obtenue à partir de matières viles, voire méprisées ? Y aura-t-il beaucoup de gens pour avoir envie de suivre pareilles recherches ? L’humanité aime s’ôter de l’esprit ces questions d’origine et de commencements ; ne faut-il pas être quasiment déshumanisé pour se sentir le penchant opposé ?... » (Nietzsche, Humain, trop humain).

Le questionnement fortement présent chez Nietzsche est également le mode majeur du système romanesque de l’écrivain russe. Nous sommes en 1878, soit sept ans après la publication des Démons. Et pourtant, Nietzsche n’a lu vraisemblablement Dostoïevski qu’en 1887. Au reste, il est évident que l'histoire des sentiments moraux a de tout temps intéressé les grands romanciers, à l'image de Flaubert qui écrivait ceci en 1853 à Louise Colet : « […] Mais enfin ne faut-il pas connaître tous les appartements du cœur et du corps social, depuis la cave jusqu'au grenier. - Et même ne pas oublier les latrines, et surtout ne pas oublier les latrines ! Il s'y élabore une chimie merveilleuse, il s'y fait des décompositions fécondantes. - Qui sait à quels sucs d'excréments nous devons le parfum des roses et la saveur des melons? A-t-on compté tout ce qu'il faut de bassesses contemplées pour constituer une grandeur d'âme ? tout ce qu'il faut avoir avalé de miasmes écœurants, subi de chagrins, enduré de supplices, pour écrire une bonne page ? Nous sommes cela, nous autres, des vidangeurs et des jardiniers. Nous tirons des putréfactions de l'humanité des délectations pour elle-même. Nous faisons pousser des bannettes de fleurs sur ses misères étalées. Le Fait se distille dans la Forme et monte en haut, comme un pur encens de l'Esprit vers l'Eternel, l'immuable, l'absolu, l'idéal. » Dostoïevski, en prenant appui sur les plus grands romanciers qui l'ont précédé, se fait le moraliste d’un nouveau genre.

    Dostoïevski est certainement le grand romancier qui a su dénoncer le fascisme de l’idée unique, de la quête de l’idéal transcendantal négateur de la réalité de la vie. Ses romans sont d’immenses questionnements, et lui-même est un questionneur, un homme qui s’interdit de penser « à travers » le prisme du cerveau d’autrui. Il refuse de se censurer sous prétexte que son idée pourrait être interprétée par un autre comme "fasciste", "raciste", etc. Il refuse d’abaisser son intelligence à cause de l’imbécillité des autres. Il interroge le monde et lui pose des questions réelles, vraies. Je trouve que la tendance actuelle accroît les disproportions entre les questionneurs, souvent taxés de fascistes, et les affirmatifs, dont la pensée limpide, brillante, sans nuances, définitivement séparée de la réalité du monde se paie de mots trop grands. L’idéaliste est un fasciste en force. On pourrait concevoir deux formes d’idéalisme : le « mauvais » qui exprime clairement ses intentions de détruire pour construire ; et le « bon » qui voudrait que l’humanité ne soit pas telle qu’elle est, c'est-à-dire humaine. L’idéaliste ne pourra jamais s’opposer à l’établissement de machine à suicide à côté des toilettes publiques. Il ne pourra pas s’y opposer à cause de son sentiment de la liberté individuelle, de la solidarité et de la fraternité. L’idéaliste ne veut pas entendre parler de morale mais d’instinct pur, de cœur pur, d’actes grands et beaux. Il est un lyrique de la morale, un poète maniéré du cœur de l’homme. Je me méfie toujours plus de celui qui crie à quelqu’un : « Tu es un fasciste ! » que de celui à qui on crie cette chose. C’est, si je puis dire, mon « instinct personnel ». De la même manière, je suis toujours méfiant à l'égard de ceux qui opposent systématiquement une sorte « d'anticliché » au cliché énoncé. Le cliché est une énorme caricature. L’anticliché, lui, n’est qu’un mensonge. Une négation de la vie, de la réalité. L’anticliché refuse de dire certaines choses de la réalité sous prétexte qu’il pourrait amener à faire croire qu’il s’agit d’un cliché. L'idéaliste fanatique, face au monde, n'a pour seule défense que de l'ignorer quand il est bas et de l'insulter quand il échoue. Juger un homme est toujours plus satisfaisant que de l’interroger de longues heures pour finir par douter de sa culpabilité. L’idéaliste refusera toujours Raskolnikov. Il ne peut comprendre la chimie des sentiments. Il ne connaît pas l’histoire morale du monde. Il se pose dans son siège et voit le monde à travers un prisme. Aujourd’hui la pensée « fasciste » est ce qui est le plus aisée à utiliser contre quelqu’un. Il suffit d’évoquer une phrase émise par son adversaire sur un sujet délicat, l'immigration, l'avortement, de crier au loup en quelques sortes, puis d’attendre que la foule fasse son travail. Le lynchage sera toujours l’arme ultime des idéalistes et des menteurs. La notion de fraternité est une très belle chose. Mais est-elle vraie ? Est-elle valable de nos jours ? On aimerait répondre que oui. On aimerait se tendre tous la main. Former une immense harmonie universelle. Mais ça n’est pas le cas. A cause de quoi ? La bêtise humaine ? La politique ? Les gouvernements… ? Ou bien, plus simplement parce que l’homme ne peut être fraternel avec tout le monde, qu’il lui faut se battre, se venger… Si nous voulons qu’au nom de l’égalité il n’y ait plus de SDF, parfait votons pour. Mais si vous me dites que tout doit être nivelé sur un seul niveau, que Sancho doit être l'égal de don Quichotte au nom de l’égalité ! Au nom de « l’envie » dirait Dostoïevski, au nom de « la digestion » ! Alors je vous dirais que nous faisons fausse route. Que l’homme ne pourra vivre ainsi. Il faudra pour créer cette fraternité des lois terribles, injustes, despotiques. Il faudra mater les insoumis, leur bruler le cœur jusqu’à le rendre minuscule, inhumain. La fraternité n’est pas une idée politique… c’est une pensée religieuse. Un idéal qu’il faut se recréer chaque jour sans avoir l’espoir de l’atteindre. Le but sera notre fin. Comme dans le film de Stanley Kubrick, 2001 L’Odyssée de l’espace, l’homme vieux et faible s’ennuiera désespérément dans l’absence d’attente. Les physiciens parlent déjà du refroidissement généralisé de l’Univers d’ici des milliards de milliards d’années. Mais les nouveaux moralistes, eux, prévoient une fin plus proche, humaine, trop humaine.

Les_Demons

5 juin 2010

Cycle Kitano - Hana-bi (1997)

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      Récompensé par le Lion d'Or à la Mostra de Venise en 1997, Hana-bi a été le film déclencheur de l'enthousiasme des Européens pour le cinéaste japonais. Aujourd'hui, il marque le sommet d'une première période esthétique. Les films qui suivront seront nettement en-dessous : Brother, Dolls, le sympathique Zatoïchi... Kitano aura du mal à retrouver cet élan premier. Si la nouvelle période, ouverte avec la trilogie introspective Takeshis'-Glory to the Filmmaker-Achille, laisse augurer une nouvelle approche esthétique doublée d'une ironie autodestructrice (pour ne pas dire suicidaire), le résultat ne semble pas encore là (et ce n'est pas l'Outrage envoyé à Cannes cette année qui changera cet avis).

Pour quelles raisons Hana-bi peut-il être considéré comme le chef-d’œuvre de Kitano ? Cela tient à mon humble avis dans le fait que le film compile, jusqu'à l'aboutissement, les différentes idées que Kitano avait pu développer jusque là. Et le montage, qui était au cœur de ce développement, offre ici une harmonie entre le fond et la forme. Le personnage central, antihéros kitanesque, est un homme mort à la vie dès le début du film. Il avance à tombeau ouvert. Le voyage pittoresque que font mari et femme n’est qu’un prétexte, une couverture, un trompe l’œil. La mort en est l’issue : « Dans mes films précédents, comme Sonatine, le thème de la mort était obsessionnel. Et pourtant, je fuyais tout face-à-face avec l’idée de la mort. Dans Hana-bi, au contraire, je tente d’accepter cette fatalité. […] Ce film m’a permis de faire face et de trouver les moyens d’apprivoiser mes angoisses. Jusque-là, je me battais contre tout ce que j’avais fait. Je savais bien qu’au fond de moi, quelque chose était cassé. » (Kitano par Kitano, p.151-152). En effet la mort est au centre du film. Mais elle se tient aussi à ses extrémités. Un cycle tout entier structuré par la mort. On apprend que l'inspecteur Nishi a vu sa fille mourir d'une leucémie. On n'en saura pas plus, tout est tenu caché. Quand le film commence, on comprend également que son épouse est atteinte d'une maladie incurable. Puis la mort se répand et l'on assiste, impuissant, à l'agression de son collègue Horibe qui se retrouve paralysé. Guidé par le sentiment d’un destin sans espoir ou d’une malédiction intime, Nishi assiste à la mort d'un de ses collègues, à la condamnation de sa femme par les médecins, à l'impossibilité de "réparer" ce qui a été fait... Sa culpabilité imaginaire éclate peu à peu. La colère qu'il décharge contre le monde n'y changera rien, Nishi vit désormais comme un mort. Le seul but qu'il puisse se donner est de fermer le cercle de souffrance. 

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    La présence de la mort influe sur deux éléments primordiaux du cinéma de Kitano : d'un côté l'ellipse, de l'autre le mélange de la temporalité. L'ellipse fondamentale, c'est bien évidemment la mort de la petite fille qui est tenue secrète, silencieuse. Hana-bi est un long silence sur le deuil des parents, une parole qui ne peut être énoncée. C'est dans ce sens qu'il faut interpréter l'absence de dialogue. Le formalisme gratuit que l'on voudrait imputer à Kitano a une raison réaliste. L'émotion, chez lui, passe par la pudeur, le non-dit, loin de tout sentimentalisme au rabais. On ne nous montrera pas cette mort qui est à la source de toute la souffrance des deux parents. L'autre élément structurant le montage, c'est ce jeu sur les flash-back, ce mélange de la temporalité. Il semble rattaché à une autre thématique, celle du suicide. Comme si, à l'approche de sa mort, Nishi revivait la même scène, indépendamment du présent dans lequel il se trouve. La résurgence du passé éclaire l'errance du personnage, sa volonté autodestructrice et son désir d'harmonie. De ces deux éléments structurels découle un montage ambitieux, déroutant. Tout n'est que souvenirs, tenus secrets ou ouvertement montrés, entremêlés dans un présent linéaire. Seul Horibe, l'officier paralysé interprété par Ren Osugi, apporte la possibilité d'une autre vie possible par le biais de la créativité et de l'imagination. Ses tableaux, qui sont en réalité ceux peints par Kitano lui-même après son terrible accident de scooter, cherchent à transcender l'angoisse de l'exclusion, la douleur de l'infirmité, la réconciliation avec l'idée de la mort. 

Mais la mort, c'est-à-dire le suicide, rattrape tous les personnages... Hana-bi adopte le rythme d'une marche funèbre, bousculée ça et là par des airs joyeux, légers, mais dont la mélodie majeure demeure sombre et mélancolique. La scène finale sera également tenue cachée, hors-cadre, avec cette caméra qui détourne le regard pour englober un espace plus vaste, celui de la mer dont le mouvement infini, sublime, incessant du reflux des vagues reflète le passage du temps et des hommes.

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20 mai 2010

Leonardo Sciascia et le roman de la Sicile - Le Jour de la chouette (1961) et Le Contexte (1971)

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      Il est étrange qu’un roman acheté cette année, dans une librairie qui actualise régulièrement ses rayons, me propose la biographie d’un auteur qui s’arrête mystérieusement à 1985… Et pourtant, en lisant la maigre biographie de Leonardo Sciascia qui se trouve dans l’édition GF du Jour de la chouette, je tombe sur cette note concernant l’année 1985 : « la mémoire, culturelle et historique, en même temps qu’autobiographique, indirecte, disséminée, est, aujourd’hui, l’horizon des textes de Sciascia » (c’est moi qui souligne). 1985… Sciascia n’a-t-il donc rien fait depuis ? N’est-il pas mort d’ailleurs ? 1985… Le roman n’a pas été retouché depuis, pas une seule fois… Je connais les rouages de l’édition et j’imagine très bien ce jeune stagiaire devant la demande inconsidérée (ou considérable, c’est selon) de remanier une vieille maquette. Comment va-t-on bien pouvoir remettre à jour cette biographie sans avoir à tout retaper sur un format numérique… Oui, j’imagine ce jeune stagiaire et je comprends que l’année d’édition soit restée la même tout ce temps, oubliant ainsi la mort de l’auteur qui eut lieu en 1989, le laissant encore voguer comme un fantôme, poétiquement, dans un aujourd’hui éternel, dans une attente figée sur l’année 1985…

Leonardo Sciascia est un Italien, Sicilien pour être précis, connu principalement pour ses romans faussement policiers. N’étant absolument pas un spécialiste du roman policier, il m’est difficile de situer l’auteur dans ce contexte. Une chose me saute aux yeux : un meurtre est commis. Une autre : il n’y a pas de résolution. Pour le dire à l’américaine, le happy end est absent, la morale est biaisée. Vous me direz que la littérature, depuis toujours, depuis Don Quichotte tout du moins, s’amuse à tromper le lecteur. Dans les premières pages du roman de Sciascia, le piège se situe dans le non-dit, dans le défaut d’informations. Il y a un mort, mais on ne comprend qu’après coup qu’il y a eu des coups de feu. Un dialogue décousu se fait entendre, puis nous comprenons que le personnage est au téléphone et qu’on ne peut entendre la réponse de l’interlocuteur… Dès le début, la mise en place de pièges est annoncée. Le piège était déjà présent dans un roman comme Le Meurtre de Roger Ackroyd et se retrouve bien plus tard, d’une autre manière, dans la Trilogie New-yorkaise de Paul Auster. Avec Sciascia, la subversion du genre se produit à cause d’un problème véritable, réaliste, celui de la mafia universalisée. Le roman policier disparaît dans les brumes du roman politique.

Dans la conscience du Sicilien, la famille est la seule institution réellement vivante : vivante plutôt comme un nœud dramatique fondé sur un contrat et sur le droit, qu’en tant qu’agrégat naturel et sentimental. C’est la famille qui est l’Etat du Sicilien. L’Etat, ce qui est l’Etat pour nous, est en dehors de lui : c’est une entité de fait réalisée par la force… (Le Jour de la chouette, ed. GF, p.143)

Sciascia, ancré profondément dans sa Sicile natale, n’hésite pas à en dénoncer le grand tabou, celui de la corruption généralisée que l’Italie, ce « pays étranger à l’ironie » (p.116) comme le note l’auteur dans Il Contesto (Le Contexte, ed. Denoël), refuse de regarder en face. Dans Le Contexte, Sciascia poursuit son investigation sur le milieu de la pègre. La série de meurtres commis contre des magistrats pousse l'enquêteur Rogas à s’interroger (Rogas signifie justement en latin "tu interroges") sur le mal véritable qui gangrène la société. Mais pour cela, il se voit contraint de désobéir à son statut premier, comme si la cage dans laquelle il évoluait n'était pas assez grande. Le prétexte du crime, et celui du genre, le roman policier, ne sont là que pour s'approcher d’un problème hautement plus vaste et flou : 

A l’intérieur du problème posé par une série de crimes que par sa fonction, par profession, il se sentait tenu de résoudre […], un autre problème avait surgi, hautement criminel en l’espèce, un problème relatif à un crime prévu par les principes fondamentaux de l’Etat, mais qu’il ne pouvait résoudre, celui-ci, qu’en dehors de sa fonction, contre sa fonction. Il s’agissait pratiquement de défendre l’Etat contre ceux qui le représentaient, qui le détenaient [...](p.97).

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Leonardo Sciascia en 1978

    Du roman policier surgit le roman politique, masquant l’horizon d’attente pour tous les lecteurs. Il n’y aura pas de résolution de l’enquête, personne ne sera puni. Et si Le Jour de la chouette laisse entrevoir les véritables criminels, Le Contexte annule cette possibilité et se termine dans un climat de désespérance très sombre. Au fond, chez Sciascia, tout n’est affaire que de mensonges, de mise en scène et de témoignages incertains. La figure du témoin, tour à tour comique, diabolique, sincère, nous pousse à nous interroger sur la validité de toute parole. L'inspecteur Rogas, en lisant d'anciens procès-verbaux, « acquit la conviction qu’au fond il était peu difficile de distinguer, même dans des papiers morts, au travers de paroles mortes, la vérité du mensonge » (Le Contexte, p.20). Dans les romans de Sciascia, le témoin apparaît comme le signe incertain, le signe à interroger sans cesse. Il est à la fois le vecteur du mensonge et de l’erreur et le grand révélateur. L’introduction de Claude Ambroise pour l’édition GF (écrite, donc, il y a plus de vingt-cinq ans…) nous fournit un point de vue essentiel sur la poétique du témoin : « Reste que le témoin est celui qui était là. Hors du coup, mais présent. Ce troisième, il va subsister au-delà de l’événement. Il est le survivant. On ne se souvient que si on a survécu et le témoin voit pour se souvenir. Sa fonction sera essentiellement rétrospective, la parole et la mémoire lui sont consubstantielles. Il se pose en s’opposant à la mort et à l’oubli. Le témoin exige un interlocuteur, un autre qui l’entende. » (p.6). Dans ces deux romans, le témoin n’est jamais tout à fait fiable. Il conduit généralement à l’erreur. Seul l'inspecteur, toujours sur la bonne piste, capable de comprendre la falsification des signes, avance, tout comme son lecteur, dans le labyrinthe. Mais très vite se retrouve-t-il devant un mécanisme qu’il ne peut forcer. Cette profonde déception est là pour attirer le regard, pour déjouer le jeu du cliché, de l’attendu. Comme si la marionnette du loup finissait par dévorer le héros alors que tous les enfants dans la salle lui criait de faire attention derrière lui... Le loup se régale, puis s’en va, tout comique qu’il se sent… La poétique du témoignage conduit inévitablement à une multiplicité des récits et des réponses possibles. Le fait est que Sciascia n’est pas du côté de la variation des fins possibles mais dans l’anéantissement de toute fin possible. Avec la mort de l'inspecteur vient le temps non pas simplement de la métafiction qui réfléchit sur son propre genre mais celui du refus pur et simple de jouer le jeu. Le spectacle de marionnette prend la forme d'un conte angoissant, incompréhensible, déstabilisant. Le visage des spectateurs, si radieux au début, se mue en grimaces. « J'ai commencé à écrire [Le Contexte] avec amusement et, quand je l'ai fini, je n'avais plus envie de rire » finit par écrire Sciascia. 

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15 mai 2010

Théorie de la folie des masses, d'Hermann Broch

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      Nous sommes en 1941. L'Europe se noie dans des coulées de sang, se perd dans des fumées de soufre. Hermann Broch, un homme parmi d'autres, romancier connu d'un petit cercle pour avoir écrit Les Somnambules (1931), voudrait guérir le monde de sa folie, exorciser les hommes tenus par un démon, fascinés par un psychopathe. Il s'impatiente face à la spirale grandissante des douleurs infligées aux peuples. Il ne peut rien. Ou presque, puisqu'il travaille à un ouvrage théorique qui ne peut prendre appui sur aucune base précise. Il voudrait laver tout ce sang dans une création qui a pour visée une réconciliation des peuples. C'est une volonté presque romanesque, celle de voir naître, comme il le dit lui-même, une "science nouvelle" (p.101). Ce livre, c'est la Théorie de la folie des masses (Editions de l'éclat, 2008). Acta Fabula, il y a quelques mois, avait sonné l'arrivée (tardive) d'Hermann Broch dans notre histoire littéraire franco-française. Attendons-nous donc à le voir débarquer dans nos chères universités et à entendre nos chers étudiants qui, il y a peu encore, faisaient les yeux de poisson devant cette œuvre sans en cerner la moindre idée et qui, sous l'autorité patriarcale des barbes blanches, s'extasieront devant la grandeur de ces mêmes idées qu'ils ne verront sans doute toujours pas...

Dans son essai, inachevé, Broch pose énormément de questions. A partir de quel moment un certain nombre d'individus forment-ils une masse ? Les phénomènes de masse sont-ils toujours marqués par la folie ? Comment est-il possible que des doctrines manifestement fausses soient régulièrement élevées à la dignité de vérités et y soient maintenues pour de longues périodes ?... Tout est à fonder. Et pourtant le problème est bien réel, trop réel. Tout cela existe depuis des siècles mais l'auteur est obligé d'écrire dans l'urgence. Sa théorie de la folie des masses l'oblige à entreprendre un vaste regroupement de plusieurs autres théories, allant du marxisme à la philosophie de l'histoire, en passant par l'étude du psychisme. Son modèle suppose également une théorie des valeurs, sujet déjà abordé dans Les Somnambules, paru quelques années auparavant. Valeurs, irrationalité, peur, détresse psychique, tout cela est lié. Le déclenchement de la folie collective passe par différents stades visibles, analysables et, c'est le but de l'ouvrage, potentiellement annulables. Voilà en quels termes Broch décrit la plongée dans la folie :

Ce sont avant tout des hommes dont les valeurs sont "menacées" qui sont le plus rapidement, et avec le moins de résistance de leur part, saisis par une folie collective, des hommes qui, soit en raison de leur propre incapacité, soit par suite des déficiences du système de valeurs de leur cadre d'existence - il importe peu, en fait, que l'un ou l'autre soit "responsable" - ne trouvent pas leur place dans le système, ou bien l'ont perdue, et se voient ainsi plongés, économiquement, socialement et spirituellement, dans la plus profonde insécurité ; le spectre de la perte totale de valeurs - et une perte de valeurs irrémédiable est toujours synonyme de panique - poursuit ces hommes, et il n'est pas d'autre voie pour échapper à cette panique que celle d'une "communauté de substitution", que les extases de substitution que prodigue la satisfaction immédiate des affects, en particulier quand un "guide" (führer) est là pour montrer cette voie, car nul n'aspire plus désespérément à être dirigé que l'homme en proie à la panique. (p.262).

Hermann_Broch    Pour Broch, l'Histoire se développe en cycles identifiables et définissables. Il est peut-être inutile que je m'applique à décrire minutieusement ici tous les systèmes qui font la richesse de cet ouvrage, surtout s'il existe déjà un article-résumé sur le site Fabula. Au reste l'ouvrage est suffisamment redondant pour que le lecteur se familiarise avec ces idées (non pas simplement du fait de sa structure mais parce que l'édition regroupe plusieurs textes de Broch à ce sujet, écrits à des dates différentes, et qui forment comme des percées de plus en plus profondes dans la théorie). Le romancier autrichien définit le cycle "historico-psychique" des hommes en quatre mouvements. Le Moyen Age européen disposait d'une valeur centrale, unitaire, qui prenait place dans une grande communauté religieuse : "c'est presque exclusivement la théologie catholique qui constituait l'épine dorsale du système de valeurs européen". (p.266). L'Europe chrétienne, celle que l'on refuse aujourd'hui d'inscrire en préambule d'une constitution européenne, formait une véritable unité sur le plan des valeurs. Mais ce système a fini par dégénérer, s'effondrant sur lui-même comme le font ces immenses masses stellaires à l'origine des trous noirs. C'est la phase d'hypertrophie du système et le moment où la fermeture du système se reflète dans un déni de la réalité, menant à des comportements de folie collective tels que la chasse aux sorcières dans l'Europe du XVIème et XVIIème siècle. Mais parallèlement à cela, et c'est la troisième phase, la réalité extérieure refait surface et vient se confronter au système fermé. La Réforme, pour Broch, servit à détruire l'hypertrophie de l'ancien système centrale. Une fois le grand système central de valeurs aboli vient le moment de "l'atomisation des valeurs". La décomposition du système unitaire conduit les hommes à créer des sous-systèmes, "de sorte que chacun peut désormais formuler d'une manière indépendante sa propre revendication d'absolu et développer sa propre théologie. L'individu n'appartient plus désormais à un seul grand système de valeurs, mais à une multitude de systèmes différents ; socialement, l'homme appartient ainsi à l'État, à sa nation, à sa profession, à sa communauté religieuse, etc." (p.54). Ainsi l'homme se crée une sorte de théologie privée, personnelle... Ce relativisme des valeurs est l'état dans lequel l'homme se sent le moins en sécurité. Notre état actuel en fin de compte. Dans sa détresse psychique, il recherche une valeur forte à quoi se rattacher. C'est le moment où le fascisme emploie sa grande rhétorique pour offrir l'illusion d'une solution efficace contre ce sentiment d'insécurité. Le retour à une harmonie véritable, non pas le monde démoniaque des fascismes mais l'univers serein des humanistes, doit passer par la recréation d'une valeur centrale qui, si elle ne peut être religieuse, doit prendre la forme d'une hyper-démocratie, idéal politique d'une "religiosité sans invocation de dieu" (p.351). Le projet politique doit tendre avant tout à vaincre le relativisme des valeurs à la source de la peur et du désarroi spirituel.

pogrom

    La masse (l'humanité ?) est-elle psychopathe ? La folie dans laquelle elle sombre régulièrement fait-elle partie intégrante de son mode d'existence ? Les images de lynchages, de pogroms, de meurtres collectifs, d'émeutes reflètent-elles la démence qui se cache au plus profond de notre être, la part d'ombre qui nous habite ? Le développement de nos villes en monstres urbains accentue-t-il la massification et, par conséquent, la folie collective qui la caractérise ? Broch indique que l'humanité peut tomber sous le coup de deux types de chefs (réduisant son schéma à une sorte de bien contre mal) : l'un serait le grand rédempteur, le créateur de religion capable, par un gain en irrationalité, de conduire les peuples vers un élargissement de la psyché personnelle au contraire du deuxième type de chef, le démagogue démoniaque, le faussaire de la parole, qui conduit les masses par la peur vers une perte en rationalité (se traduisant, en général, par une vision raciale du monde où le mal est entièrement imputé à l'étranger). Mais l'auteur a tendance à montrer que le but de sa théorie est d'éviter ces deux chefs. Pour lui, le psychisme humain oscille entre deux états instables, comme un pendule : "L'humanité, dans toute son histoire, est condamnée à osciller entre deux grands systèmes de folie, celui de l'hypertrophie de la valeur autonome et celui du déchirement relativiste des valeurs." (p.255). L'un serait une tendance psychotique à l'hypertrophie (refus du monde extérieur), l'autre à une névrose de masse découlant de l'atomisation des valeurs (manque de repères). Le seul moyen pour empêcher ces états est de réduire le mouvement du pendule, de stopper le balancier sur l'état le plus stable, celui de la démocratie qui "vise davantage à prévenir la perte en rationalité qu'à assurer un gain en irrationalité. Elle est au premier chef un processus de conscientisation rationnelle" (p.353). C'est un stoïcisme à l'échelle du peuple, un refus des grandes joies et des grandes névroses... 

La Théorie de la folie des masses a connu de continuels retards de publication. L'inachèvement du texte n'entre que bien peu en compte. Broch est mort en 1951, laissant derrière lui un manuscrit et quelques compléments. Le livre est finalement publié en Allemagne en 1979. Mais ce n'est que trente ans plus tard qu'il est traduit et publié en France. On peut invoquer, en toute naïveté, l'influence d'un Kundera qui n'a de cesse parlé de ce grand auteur oublié. Dans tous les cas, l'ouvrage que je tiens aujourd'hui dans mes mains, et qui contient, soit dit en passant, une quantité impressionnante de coquilles (mais après en avoir compté une bonne trentaine, j'ai cessé de les voir), regroupe plusieurs textes marqués par le ressassement d'une idée qui semble empreinte de romanesque, de culture, de conviction et de tristesse... Broch travaille avec le sentiment qu'il est déjà trop tard. Il doit poursuivre en gardant l'espoir que le monde se relèvera de ce cataclysme et qu'il sera en mesure, grâce à cette oeuvre, de ne pas reproduire les mêmes erreurs. Il n'en demeure pas moins qu'aujourd'hui encore règnent des chefs démoniaques conduisant les masses dans les pires folies (auto-)destructrices. Notre devoir (un grand mot ?) n'est-il pas de convertir le monde à cette pensée ? Broch met en garde les démocraties contre leur myopie originelle. Il est évident qu'en 1941, alors que la guerre n'en finit pas, qu'une grande catastrophe semble s'annoncer, Broch soit sceptique sur les capacités des démocraties de l'Ouest. Mais cet avertissement est toujours d'actualité. Quand Broch écrit son essai, il ne s'adresse ni aux fous ni aux universitaires qu'il essaie de convaincre dans le but de fonder un institut de recherches sur la psychologie politique. Il s'adresse à tous les éveillés de la fin de la guerre, à toutes les démocraties qui prendront naissance sur le tas fumant... 

"[les démocraties] ont jusqu'ici fait preuve d'une tell e incapacité, qu'on serait en droit de parler d'une carence psychique, ce qui n'est pas précisément la meilleure base pour lutter contre la folie. On pourrait même affirmer qu'il existe quelque chose comme une folie spécifiquement démocratique, pas simplement une myopie ou une niaiserie politique, mais une hypertrophie spécifiquement démocratique, qui se manifeste en premier lieu, et toujours à l'endroit le moins approprié, comme un laisser faire, laisser aller débridé, qui avec la passion propre à toute hypertrophie authentique, se refuse en outre à diriger le regard sur la réalité du monde." (p.309).

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8 mai 2010

Cycle Kitano - Kids Return (1996)

KidsReturn

Film japonais de Takeshi Kitano - 1996 - Avec Ken Kaneko, Masanobu Ando, Ryo Ishibashi, Susumu Terajima...

      Ce film sur la jeunesse japonaise délaisse une grande partie de ce qui faisait jusqu'à présent le cinéma de Kitano. Nous sommes en 1996. Le réalisateur se rétablit toujours de son terrible accident de scooter survenu sur une bretelle d'autoroute de Tokyo. Il assiste à l'échec total de sa comédie scato et absurde Getting Any ? et voit baisser l'audimat de ses émissions télé. Kids Return, dans son classicisme et son approche réaliste, marque pour le réalisateur le film de sa "réadaptation à la société".

"Kids Return a donc été le film du salut, de la rédemption. Je voulais faire un film simple, marquant un nouveau départ. Le but était qu'il divertisse, tout en atteignant un certain niveau artistique, afin, si possible, d'être apprécié par la critique internationale" (Kitano par Kitano, p.149).

Kitano1

    Kitano s'oriente vers la chronique sociale tout en semant au passage quelques traces autobiographiques. Centré sur une jeunesse nippone désabusée, le film suit le parcours de plusieurs lycéens dont celui des deux protagonistes principaux, Masaru et Shinji, éternels cancres à la recherche d'une connerie à faire et, subsidiairement, d'un but. L'un trouve sa place dans un gymnase de boxe, rappelant en cela une expérience de jeunesse de Kitano, l'autre se fait avaler par le système yakuza. Dans cette quête de puissance, les deux échoueront lamentablement et se retrouveront finalement désillusionnés dans une ultime rencontre où tous les possibles semblent évacués. Mais Kitano ne se contente pas de flinguer les mauvais élèves. L'élève sérieux de l'histoire finit lui aussi aux oubliettes, chauffeur de taxi à double plein temps qui doit sacrifier son existence pour pouvoir faire vivre sa famille. Seul le couple enjoué des deux comiques, rappelant le Manzaï (duos comiques japonais) formé par Beat Takeshi et Beat Kyshoshi, laisse entrevoir à la fin un avenir meilleur, éclairé surtout par la carrière même de Kitano.

C'est une constante chez le réalisateur, l'évocation du passé se charge d'une nostalgie et d'un désespoir. L'immense flash back qu'est Kids Return évoque, comme la fin de Jugatsu, une chute incessante vers le choc final. Mais l'échec, dans ce film plus terre-à-terre, est social. Kitano ne fait pas vraiment dans le politique. Son film est loin d'ouvrir à une réflexion théorique sur la dérive de l'éducation de son pays. Il reflète le sentiment d'une fermeture de l'horizon, d'une impossibilité de s'échapper d'un tunnel qui conduit tout droit à une mort sociale annoncée. Tous les Japonais sont hantés par cette exclusion hors de la sphère des travailleurs accomplis. Paradoxalement, l'une des grandes volontés de la population japonaise est de s'anéantir dans une vie sociale effacée, discrète, imperceptible… Comme si au fond les seuls vivants de cette histoire étaient ceux qui tentaient de s'extraire de la grande mécanique institutionnelle de l'école japonaise. Tous les autres, les futurs diplômés des universités reconnues, sont comme absents de l'histoire, du cadre, comme des fantômes, invisibles aux yeux du réalisateur. Seul l'intéressent, comme toujours, les exclus, les déclassés. Ceux qui n'ont pu s'introduire dans le moule qui conduit à la chaîne, longue file d'humains similaires roulant sur le tapis magique de la sociabilité, vers un métier paisible, suffisant, accepté aux yeux brumeux des autres.

Yakuza

"Les adultes disent toujours : "Tu es jeune, tu finiras toujours par t'en sortir même si tu fais des conneries." Mais pour moi, la jeunesse n'est pas une période de plénitude physique ou d'innocence, c'est aussi le moment de la vie où l'on oriente son destin. Les adultes enferment les jeunes dans le faux espoir que tout s'arrangera. En réalité, les cancres restent des cancres toute leur vie, parce que personne dans la société n'est prêt à tendre la main aux laissés pour compte pour les aider à se relever." (Kitano)

Ainsi le film conduit vers une sorte de constatation amère qui revêt la forme si chère au réalisateur japonais du cycle répétitif des mêmes situations. Dans la spirale, certains disparaissent engloutis, d'autres au contraire sortent grandis. C'est le cas pour les deux comiques qui, commençant à jouer devant trois personnes dans une salle miteuse, empruntent une pente ascendante qui les mène vers des salles de spectacle de plus en plus remplies. Mais le destin des deux jeunes lycéens, Masaru et Shinji, et celui du chauffeur de taxi, se finissent dans un abîme final de désespérance (quasiment dans la même structure narrative qu'un Requiem for a dream, en moins sombre). Le jeune boxeur se laisse contaminer par l'hygiène de vie malsaine d'un ancien boxeur déchu et perd ses combats. Le yakuza, qui désire ardemment montrer qui il est en insultant ses supérieurs, perd son bras dans une sanction brutale. Le chauffeur de taxi, assommé par ses heures de boulot, finit sa carrière dans un fossé. Comme le rappelle très souvent Kitano, la phrase finale du film (Masaru rigole avec son ancien camarade et lui lance "Tout ne fait que commencer pour nous") n'est là que pour déguiser l'immense gâchis de ces destins. Au fond, comme dans un combat de samouraï, comme dans un duel de yakuza sur la plage, tout ne se sera joué que sur un coup décisif. Une fois vaincu, une fois perdu dans le dédale de la vie, le perdant erre à l'abandon dans un monde disparu où l'attente n'a plus de sens.

Manzai

6 mai 2010

Ellipses publie une Encyclopédie du fantastique

encyclopedie_fantastique      Vient de paraître ces derniers jours chez Ellipses, une maison d'édition universitaire spécialisée dans les couvertures de mauvais goût, un pavé de mille pages qui oscille entre le dictionnaire et l'encyclopédie et dont la couverture tient à la fois du cliché et de la sobriété : l'Encyclopédie du fantastique. Basée sur une idée de Pierre Brunel qui, chose surprenante, ne semble pas avoir signé d'article, c'est Valérie Tritter qui en coordonne le tout... On peut donc dire qu'avec cet ouvrage, on est en plein quartier sorbonnard, du Paris IV pur jus pour les connaisseurs et les intimes. Rien de neuf sous le soleil, rien d'obscur sous la lune. Au premier abord, et alors que des articles complets sur le "cheval", le "chat" ou le "serpent" y figurent, on sent le manque de certains thèmes peut-être trop évidents comme la démonologie, les anges et autre satanisme... La question du Mal semble éludée ici. En revanche le nombre d'auteurs est suffisant pour nourrir des mois, des années de lecture. C'est d'ailleurs dans ce sens que je prends cet ouvrage, comme un guide de lecture. Mais justement, le défaut majeur de l'ouvrage est l'impossibilité de naviguer intuitivement entre les différentes entrées, la faute à un système de renvoi très pauvre et assez anarchique. Car non seulement les noms propres et les thèmes utilisés dans un article et présents également dans l'encyclopédie ne sont pas identifiables (par une police en gras par exemple), mais les renvois en fin d'articles sont également quasiment inexistants. Il devient donc difficile d'aller d'auteurs en auteurs. On peut aussi critiquer l'absence de véritable développement pour nombre d'écrivains ou réalisateurs, bien que ce soit une constante de nombre d'encyclopédie. De la même manière il sera toujours possible de s'insurger contre l'absence de tel ou tel artiste, comme je l'ai fait avec Kiyoshi Kurosawa, l'un des grands réalisateurs actuels du fantastique. Mais si Rops, Redon, Kubin, Goya, pour les peintres, si Cronenberg, Lynch, Murnau, Polanski ou Dreyer pour les réalisateurs, si Hoffmann, Kleist, Maupassant, Poe et mon éternel Kafka y figurent, on peut dire alors que ça se tient. Et si on se dit qu'après ceux-là, il doit rester encore 486 articles sur des auteurs plus ou moins connus, alors on comprend la richesse du bouquin. Un ouvrage qui ne devrait donc pas rester dans la poussière de mes étagères. 

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2 mai 2010

La Conquête de Plassans (1874), de Zola -

Croix

      Vague souvenir d'une lecture d'école, La Conquête de Plassans me revenait à l'esprit comme le portrait d'un homme fait diable. La stature de l'abbé Faujas, ombre gigantesque se profilant sur un paysage terre-à-terre, banal, prosaïque, relève, quand on aborde ce roman, de l'imagerie démoniaque. Quand l'abbé arrive dans la maison des Mouret, famille paisible d'une ville du Sud de la France, il est perçu comme l'intrus qu'il ne faut pas laisser entrer. Les prémonitions négatives que Marthe donne à entendre sont d'un instinct presque animal : celui de la bête qui prévoit le danger. Zola, qu'on pourrait qualifier naïvement de "Balzac mythologisant", préfigure ce qui sera tout symbolique chez un Maeterlinck (celui de L'Intruse justement). Faujas est silencieux et froid et invisible comme un être surnaturel. Il entre dans le foyer de la petite famille comme s'il était la Mort elle-même. Il use d'un pouvoir diabolique, surhumain, qui lui assure puissance et domination : "Ce diable d'homme ! Il ne demande rien et on lui dit tout" (p.69). Mais très vite la situation change : le Mal personnifié finit par ne recouvrir que la dimension mesquine d'un homme méchant, ambitieux, méprisant. Faujas n'est pas le démon, il est l'homme mauvais, qui renie tous les hommes, qui insulte la chair, la femme. Il voit le Mal partout, Satan en chacun, et se fait conquérant démoniaque, démagogue diabolique pour abolir le règne du chaos humain. Il est l'éternel méprisant de ce monde. Ce marchand de peur, tel un dieu néfaste, voudrait étendre ses larges mains pour étouffer le mouvement infernal. Contrairement à ce que voudrait son état, il ne reconnaît pas l'humanité. Il ne voit que des pions, des masses, des marionnettes qu'il va pouvoir terroriser pour les mener où il veut. L'abbé Faujas appartient à la catégorie littéraire des grands manipulateurs de conscience. 

"En haut, à la fenêtre, l'abbé Faujas, tête nue, regardait la nuit noire. […] Il y avait un mépris dans le redressement de son cou de lutteur, tandis qu'il levait la tête comme pour voir au loin, jusqu'au fond de la petite ville endormie. Les grands arbres du jardin de la sous-préfecture faisaient une masse sombre, les poiriers de M. Rastoil allongeaient des membres maigres et tordus ; puis, ce n'était plus qu'une mer de ténèbres, un néant, dont pas un bruit ne montait" (p.44). Plus tard, Faujas aura enfin satisfait son rêve de domination : "Debout, appuyé contre la cheminée, il semblait rêver, les yeux au loin. Il était le maître, il n'avait plus besoin de mentir à ses instincts ; il pouvait allonger la main, prendre la ville, la faire trembler. Cette haute figure noire emplissait le salon" (p.343).

On connaît l'anticléricalisme de Zola. L'association entre Satan et Faujas apparaît même un peu grossière quand on voit tous les personnages employer le terme de "diable"pour qualifier l'abbé. Zola en profite d'ailleurs pour nous donner à voir l'image perverse et drôle (adjectif que je ne peux associer dans mon esprit avec cet auteur) de ce prêtre qui, devant sa pénitente Marthe, "brandit un doigt mouillé d'eau bénite" avec lequel elle se signe (p.123). Mais Zola est avant tout un tragédien de la terre, du quotidien, un poète du social, un mythographe du prosaïsme, et sa Conquête de Plassans est bien plus une conquête des vermines. Comme une lente dégradation de la figure maléfique vers la médiocrité humaine. L'auteur refuse d'agrandir l'image. Au contraire, il la réduit petit à petit à mesure que l'intrigue avance. C'est une ombre qui se fait de plus en plus pâle. Le caractère si fort et mystérieux de l'abbé se transforme en esprit étriqué, égoïste, avide de pouvoir politique. Très vite tout redevient banal, terrestre, terriblement humain. Faujas n'est vraiment pas le diable. Il est, au mieux si nous pouvons dire, une bactérie injectée dans une ville saine. Le pus qui en sort est la folie, la vengeance, le meurtre, la mort… Le cercle se réduit encore et l'abbé n'est plus qu'un vulgaire mortel, qu'on fait disparaître comme une mauvaise herbe, par le feu. On apprend à la fin qu'il n'était lui-même qu'un petit pion risible, méprisé, envoyé par un homme influent de Paris pour pouvoir influer sur les élections. Dans sa chute vers le destin minable qui l'attend, Faujas aura eu le temps de détruire une famille. Mais son halo négatif ne représente qu'une ombre mince et sans génie. Avec La Conquête de Plassans, Zola démystifie ce qu'on aurait pu prendre pour un symbole du Mal. Le tragique de Zola finit par détruire de l'intérieur les monstres qu'il enfante.

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25 avril 2010

Cycle Kitano - Sonatine (1993)

"Un jour, un journaliste anglais m'a demandé si Sonatine était une comédie ou un cauchemar. Je lui ai répondu que pour moi c'était une comédie dans un cauchemar..." (Takeshi Kitano)

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Film japonais de Takeshi Kitano - 1993 - Avec "Beat" Takeshi, Susumu Terajima, Ren Ôsugi... 

      Rétrospectivement, Sonatine marque la fin d'une première période kitanesque telle que la critique l'entend habituellement et qui pourrait se résumer, si nous aimions les formules, par un patchwork de mots donnant ceci : yakuza - violence - plage - suicide. Ces éléments, bien sûr, reviennent dans les films suivants du réalisateur. Mais c'est ici qu'ils prennent cette unité si souvent associée à tout son cinéma. Lauréat du prix de la Critique au festival du film policier de Cognac, dénigré par Alain Delon qui n'y a vu qu'un polar mou avec un acteur sans expression et un final insignifiant, Sonatine met en avant un style particulier qui fait fi de tous les codes du cinéma de gangster traditionnel.

"Sonatine dresse un portrait au vitriol des gangsters traditionnels et vrais antihéros. L'approche était volontaire, je voulais que les membres des gangs qui s'affrontent aient l'air de gamins candides à l'écran. […] Vous pouvez être sûrs que les yakuza - du moins un grand nombre d'entre eux - ont vu le film. D'après quelques échos, certains l'auraient même beaucoup appréciés !" (Kitano par Kitano, p137).

Un sous-titre pourrait être "les vacances à la mer d'un yakuza". De là à évoquer la figure d'un "vacancier existentiel", comme le fait Transfuge dans son numéro spécial de Mars, il me semble que c'est là omettre un point essentiel, à savoir que le yakuza Murakawa perd ses attributs d'adulte en quittant le sol de Tokyo. Il n'est pas un touriste. Pas même un vacancier, ou si peu. Il n'est, au fond, qu'un grand enfant. Le départ précipité de la grande ville, Tokyo, où Murakawa apparaît comme un chef éminent de la pègre, vers l'île d'Okinawa transforme les gangsters sérieux à l'allure de Business Man en gamins aux chemises hawaïennes jouant sur la plage. Il leur arrive parfois de rendosser leurs costumes d'adulte et de jouer leur comédie de la vengeance, mais très vite l'impossibilité de reprendre cette ancienne place devient évidente. Seule la mort peut les délivrer de ce mensonge. La fuite hors du monde de la ville criminelle et des rouages de la pègre japonaise libère les yakuza de leur fonction, et par là même de leur identité. Ce ne sont pas simplement des déclassés, comme aime les filmer Kitano, ce sont de grands enfants qui se retrouvent sur une île perdue où toute autorité a disparu. En atterrissant sur l'île, le clan de Murakawa n'a plus rien à quoi se retenir. Dégagé de la grande mécanique du monde des gangsters, des rouages du système criminel japonais, Murakawa perd son statut de chef et la fonction qui le maintenait dans la comédie. L'illusion du monde les éblouit, lui et ses hommes. Très vite, ils retombent en enfance…

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    Kitano filme l'enfance retrouvée, mais une enfance à la fois pervertie et innocente qui communique par une violence gratuite. Les jeux sur la plage sont toujours empreints d'une odeur de mort. Et inversement, la mort s'illumine d'une douceur enfantine, d'une mélancolie de jours d'été ennuyeux et d'une nostalgie de l'adulte pour un temps bien lointain. Dans cet univers onirique retrouvé, la fatalité s'introduit symboliquement. Une fois dévêtis des uniformes qui leur donnaient une identité, les hommes de Murakawa errent sur la plage, sans but à atteindre, dans un temps mythique et répétitif… Ils semblent attendre la catastrophe final, la fin de ce chapitre vide, néant, vacant. La figure du pécheur, tueur à gage envoyé de Tokyo et lointain reflet de la Mort allégorique, reflète à elle toute seul cette transformation de la réalité en mythe. Mais c'est un mythe perçu à travers l'enfance. Le ridicule explose au travers de certaines scènes. La mort, symbolisée par le bruit des détonations et l'odeur de la poudre, est la seule conclusion possible à ce périple vers la disparition. Si on avait pu les oublier à jamais sur cette île située hors du temps, les yakuza auraient continué à mener leurs jeux puérils et innocents jusqu'à la fin, libres de toute responsabilité. Mais l'ombre recouvre très vite la plage ensoleillée. Le mouvement du monde, ce semblant de destin, les rattrape et les oblige à rejouer, une ultime fois, la comédie…

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19 avril 2010

Là-Bas (1891) de Huysmans - Une théologie à rebours

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                                               La Crucifixion, de Grünewald

      L'autre jour, sur France 5, dans une émission littéraire, Charles Dantzig expliquait à Daniel Pennac que si les romans de Huysmans semblent écrits avec les pieds, c'est parce que le romancier était un fonctionnaire-bureaucrate qui bossait dans une mairie (ou je ne sais plus où). Très bien ! Penchons-nous alors sur les écrivains ayant travaillé dans le secteur de l'assurance, Bernanos ou Kafka, disséquons le style des médecins comme Céline ou Tchekhov, et fournissons à l'université une matière suffisamment dense qui lui permettrait de créer si ce n'est une nouvelle science tout du moins un intitulé de master pour étudiant en mal de sujets... Cela dit, cette remarque quasi scientifique de Dantzig m'a poussé à relire Là-Bas de Huysmans, ce récit sans intrigue où il ne se passe pas grand chose et dans lequel, je le reconnais, la lourdeur de certains dialogues (Huysmans a du mal avec tous les dialogues) et l'utilisation abusive d'une rocaille lexicographique trop visible à mon goût m'ont parfois assez embarrassé. Mais le sujet ? Avec près de 15 millions de visites par an chez les voyants, les cartomanciennes, les oniromanciens, les cafédomanciens et autres scatomanciennes, il me semble que le sujet est d'actualité. Car Huysmans s'intéresse principalement à tout ce qui se distingue du terre-à-terre rationalistel. Il s'oppose ainsi à l'un des mouvements de son temps : "C'est juste au moment où le positivisme bat son plein, que le mysticisme s'éveille et que les folies de l'occulte commencent." (Folio, p.286). Comme à son habitude, Huysmans s'éloigne très vite du petit sujet pour s'attaquer à la clef de voute, l'absolu des choses, la question du Mal. Durtal est un être sans amour, un impuissant du cœur, un homme de race flaubertienne qui préfère les amours de tête... Sa quête d'absolu ne peut donc s'arrêter que sur les deux seuls sujets qui en vaillent la peine : l'art et la religion. Tout le reste n'est que bavardage vide, conversation de café. Refusant le bain tiède des idées de son temps, Durtal s'attaque à la figure de Gilles de Rais, "ce satanique qui fut, au quinzième siècle, le plus artiste et le plus exquis, le plus cruel et le plus scélérat des hommes" (p.47). En une phrase le projet est lancé. Ce sera le paradoxe essentiel, celui qui, depuis les atrocités perpétrées pendant la Seconde Guerre mondiale par un peuple dit civilisé, a éclaté au grand jour. Cette interrogation fait écho aux cris du narrateur des Notes d'un souterrain de Dostoïevski qui s'exclamait : "Vous êtes-vous aperçu que les sanguinaires les plus raffinés furent presque toujours des messieurs extrêmement civilisés à qui, bien souvent, tous vos Attila et vos Stenka Razine n'arrivaient même pas à la cheville ?" (ed. GF, p.65). Étrangement, l'auteur semble se comparer à Dostoïevski puisqu'il le décrit comme un "socialiste évangélique" alors que ce terme est raccordé plus loin à la pensée de Durtal. Depuis la rupture avec le cercle de Zola, Huysmans tente de trouver sa propre voix. Au début de Là-Bas, il parle de "naturalisme mystique", c'est-à-dire un naturalisme auquel on n'aurait pas amputé le sens du spirituel et du mystère. Mais la fin du roman est plus explicite. On y traite de l'incapacité de la démocratie à transformer la société : "Ce qui est étrange aussi, c'est que la démocratie est l'adversaire le plus acharné du pauvre. La Révolution, qui semblait, n'est-ce pas, devoir le protéger, s'est montrée pour lui le plus cruel des régimes" (p.320). Huysmans ne tend pas à proprement parler vers un socialisme évangélique. Mais sa vision désespéré du progrès humain montre son incrédulité concernant une quelconque transformation de la société par la démocratie et son désir de voir naître une politique renouant avec le projet catholique. L'interrogation qui nourrit son étude sur Gilles de Rais et qui tente de distinguer le mal biologique du mal spirituel semble se reproduire à l'échelle de la société toute entière. Du haut de la tour d'ivoire du catholique Carhaix, vaste cellule flottante au-dessus de Paris, Durtal contemple la fange s'accumuler en bas. Le peuple démocrate crie dans les rues la victoire de Boulanger. Nous sommes le 27 janvier 1889, date à laquelle se clôt le roman. Durtal ne croit plus au progrès, plus en l'homme. Un renouveau chrétien est nécessaire pour sauver ce peuple malade. "Carhaix et Gévingey ont peut-être raison, lorsqu'ils professent qu'aucune thérapeutique ne serait assez puissante pour sauver [le peuple]" (p.321).

    Pour Durtal, la persistance du Mal à travers les âges est la seule preuve visible de la possibilité d'un mystère incompréhensible, inaliénable à la petite théorie d'un Charcot. En reliant les crimes démoniaques d'un Gilles de Rais à ceux perpétrés par Félix Lemaître (un jeune garçon de quatorze ans qui éventra un petit garçon "parce qu'il convoite de le voir souffrir et d'entendre ses cris"), Durtal démembre toutes les raisons invoquées par la science moderne. Il ne peut se résoudre à classer la question du Mal dans une catégorie biologique : "Les lésions de l'encéphale, l'adhérence au cerveau de la pie-mère ne signifient rien dans ces questions. Ce sont de simples résultantes, des effets dérivés d'une cause qu'il faudrait expliquer et qu'aucun matérialiste n'explique. Il est vraiment trop facile de déclarer qu'une perturbation des lobes cérébraux produit des assassins et des sacrilèges." (p.140). Le médecin du corps, des Hermies, ne pourra jamais remplacer le médecin des âmes, le Dr Johannès. C'est par le biais d'une théologie négative, d'une méthode qui semble aller à rebours et qui prouve l'existence de Dieu et du Bien à partir de l'existence concrète du Mal, que Durtal semble éprouver des petits picotements de conversion. Cet homme fatigué, incapable d'amour, ennuyé dans l'existence, parvient très facilement à se prouver l'existence des démons. Mais comme il ne croit pas en Dieu, il se voit obligé de vivre avec la certitude du Mal sans croyance compensatoire qui viendrait équilibrer la balance. C'est ainsi qu'il faut comprendre Durtal, qui fume sa pipe tout en s'imaginant les viols perpétrés sur des enfants, les mères éventrées et les fœtus noircis par le feu. Assoiffé de connaissances spirituelles, Durtal est de la race des athées tristes, insatisfaits dans leur manque de croyance, incapables de se rang er dans un positivisme restreint ni dans un occultisme de spectacle bourgeois. Si nous faisons abstraction du jeu littéraire qui nous montre le roman (ou l'étude) sur Gilles de Rais s'écrire devant nous, nous voyons que l'acte de Durtal se résume à revivre l'incarnation du Mal. Il veut prendre la place de Gilles de Rais, non pas pour jouir de la scène comme un artiste du raffinement décadent, mais pour la comprendre, intrinsèquement, approcher du mystère démoniaque et ainsi toucher au plus près du divin. Là-Bas ne me paraît donc pas réductible à la simple biographie déguisée de la conversion de Huysmans, ni même à la peinture d'un Paris fin de siècle et décadent. C'est un traité théologique qui tente de prouver l'existence du divin par la méthode démoniaque. Si le Mal est partout présent sur la Terre, semble nous dire le narrateur, comment pouvons-nous espérer contrer quoi que soit avec des armes informes telles que la biologie ou la démocratie ? Vaste question que le roman laisse en suspens.

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15 avril 2010

L'Echelle de Jacob (1990), d'Adrian Lyne

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Film Américain d'Adrian Lyne - 1990 - [Jacob's Ladder] Avec Tim Robins, Elisabeth Pena, Dany Aiello, Ving Rhames, Eriq La Salle

Synopsis : Jacob Singer est un ancien du Viêt-Nam. De retour en Amérique, il voit des démons. Et il revit la funeste journée où il a été blessé à la guerre, sans se souvenir exactement de ce qui s'est réellement passé. Incapable de comprendre ce qui lui arrive, égaré dans plusieurs dimensions temporelles, Jacob cherche à atteindre une vérité qu'on lui dissimule.

      Qui l'aurait cru ? Adrian Lyne réalisant un bon film. Voire un très bon film. Et sans qu'il soit question de sexe. Après Flashdance [1983], 9 semaines et demi [1986] et avant Proposition indécente [1993], Adrian Lyne réalise L'Echelle de Jacob. Une sorte de pic positif dans un cardiogramme créatif plat comme le sens métaphysique de ses films. Le scénariste, sans doute, y est pour quelque chose. Mais avouons que Lyne maîtrise sa caméra et livre, en ce début des années 90, un film fantastique qui renouvelle le genre, principalement grâce à un montage ingénieux et à un détournement des codes éculés du cinéma.

L'Echelle de Jacob fonde sa réflexion et ses coups de théâtre sur un montage savant, qui alterne entre linéarité stricte, avec ellipse, et recoupement des temporalités qui finissent par s'imbriquer les unes dans les autres. Le personnage principale, Jacob Singer, est en toute apparence un ancien du Viêt-Nam, un blessé de guerre qui a du mal à se réadapter à la société. Il voit des démons, fait des rêves étranges et extrêmement réels, semble vivre plusieurs réalités en même temps. Ses doutes remontent au jour où il a été blessé. Il ne sait plus ce qui s'est passé. Nous apprenons au cours du film, exactement comme le héros, ce qui s'est vraiment produit ce jour-là. Nous "vivons" simultanément la même découverte. De ce point de vue, le film est "l'expérience" vécue par Jacob au Viêt-Nam. Nous sommes à l'agonie, nous voyons des monstres sans face, nous ne savons plus ce qu'est exactement la réalité…

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Toi qui n'as pas vu ce film, cesse de lire et dépose tes yeux ici

    Ce montage oscillatoire, qui fait avancer le film par rupture, par à-coup, semble être l'un des signes patents de la représentation de la mort, ou plutôt de l'acte même de mourir. Non pas simplement une représentation onirique ou fantasmée de la réalité, mais la révélation multiple que la vie va se finir. Dans L'Echelle de Jacob, les réfractions, ou diffractions, se produisent dans des séquences qui sont régulièrement coupées par la vision du Viêt-Nam, dont la chronologie est clairement linéaire. C'est comme de longs intermèdes insérés dans une réalité insoutenable. Mais ces intermèdes, qui traitent aussi bien d'un futur hypothétique que d'un passé révolu, se voient contaminés par le mal véritable qui ronge le personnage : la mort. Il ne peut pas faire abstraction de ce qui se trame autour de lui. La chaleur, le froid, la douleur vécue se répercutent dans son imagination. Pour Jacob, il y a des mystères, mais ils sont inexplicables. Et même si l'on peut facilement sortir de ce film en se disant qu'il s'agissait encore d'un énième film sur la possibilité qu'on ait empoisonné les soldats avec de puissantes drogues hallucinogènes, comme le carton de la fin l'avoue et annule du même coup toute autre interprétation, il me semble que le film pourrait être expliqué autrement, qu'il pourrait être le long fantasme d'un homme aux portes de la mort, se questionnant sur la vérité de ce monde.

    Le film expose les différentes hallucinations du soldat Singer qui meurt peu à peu. Il y a d'abord le futur, et cette vie qu'il mène avec Jézabel. Puis il y a le passé, lorsque son fils était encore vivant (avec en guest star le petit Macaulay Culkin non crédité au générique de ce seul bon film qu'il aura fait...). Jacob croit finalement qu'il vit des réminiscences, certaines datant de la guerre, d'autres de son premier mariage. Mais en réalité, il se projette dans un futur hypothétique. C'est dans ce lieu qu'il commence à s'interroger sur ce mal qui le ronge. Deux figures apparaissent : celles du chiropracteur, Louie, qui guérit le corps mais aussi l'âme de Jacob, et celle du chimiste qui explique de manière rationnelle et scientifique ce qui s'est vraiment passé ce jour-là. Mais ces deux personnages, me semble-t-il, sont avant tout des concepts formulés par l'esprit de Jacob. L'un du côté de la rationalité pure, de l'explication scientifique, et l'autre tourné vers le spirituel. Mais il n'y a pas plus d'anges que de chimistes dans cette histoire. Juste la représentation mentale de concepts qui vont lui servir à expliquer les événements. La présence de la drogue est avant tout une explication donnée à un mystère incompréhensible. Pourquoi ne pas y voir une réaction inconsciente de Jacob par rapport aux effets de la morphine que l'on doit lui administrer lorsqu'il est opéré ? Puisque le regard est double, voire triple, pourquoi avoir insisté sur cette réalité qui finalement entâche tout le reste du film qui perd de son mystère. Ce carton à la fin est certainement le plus gros défaut du film et prouve à lui-seul le manque de discernement d'Adrian Lyne par rapport à la porté de son film.

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Car dans ce film, Lyne s'arrête principalement sur des questions d'ordre théologique et développe ainsi une sorte de caneva où figurent de nombreux symboles. La représentation symbolique, et non pas simplement théologique, est mise en lumière par Louie, le chiropracteur aux allures d'ange gardien :

"La seule chose qui brûle en enfer, c'est la part de toi qui veut s'accrocher à la vie : tes souvenirs, tes sentiments... C'est pas une punition. C'est pour t'aider à libérer ton âme. Si tu as peur de la mort, si tu te cramponnes trop, tu vois des démons qui t'arrachent à la vie. Mais si tu as fait la paix en toi, alors ces démons deviennent des anges qui t'affranchissent du poids de la Terre. Tout dépend de la façon dont tu regardes les choses."

En un dialogue, Adrian Lyne détruit le manichéisme qui caractérise de nombreux films fantastiques, où les monstres restent des monstres, et éclaire d'une nouvelle lumière tous les signes démoniaques qui parsèment le début du film. En ce sens, L'Echelle de Jacob ne se cantonne pas au traditionnel film d'épouvante... Il nous livre une réflexion sur le Mal et ses représentations multiples. Les démons sont le fruit d'une imagination emprisonnée, stressée, paniquée, une imagination qui souffre et qui conduit l'homme à concevoir le Mal, cette fois-ci théologique et moral. La fin du film associe d'ailleurs la représentation d'un Mal absolu et incontrôlable, déclenché par les drogues, avec la guerre du Viêt-nam, autre représentation du Mal moderne.

L'autre grande originalité de ce film se fonde sur le traitement des flash-backs qui induisent en erreur le spectateur. Adrian Lyne place le présent et la réalité dans le seul élément que tout spectateur lambda replace immédiatement, comme par réflexe cinématographique, dans un passé douloureux mais révolu. Par ces deux innovations cinématographiques, Adrian Lyne prouve qu'il aurait pu réaliser de grands films. Malheureusement, ça n'est pas le cas, et L'Echelle de Jacob reste la seule preuve visible à ce jour que Lyne a fait des films.

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