Inferno (1897), de Strindberg - Une crise d'âme
Goya, Saint François Borgia et le moribond impénitent (1788)
Las des semblants de crises hystérico-médiatiques exhibées à longueur de temps, comme des plaies sanguinolentes, béances propices à de fausses conversions, la lecture d’Inferno a eu le mérite de m’éclairer, malgré la noirceur de son cœur, sur la véritable nature d’une crise. La crise est un condensé des résultantes d'une maladie, son accès aigu et l’annonce d’un état nouveau. La crise doit mener à du changement, à une décision, elle n’est pas que marasme et affaiblissement généralisée. Ca n’est pas une impasse, pas même le symptôme d’une mort imminente, mais la remise en question d’un état intolérable. La crise est une éducation. Strindberg fait partie de la catégorie des athées tristes, déçus dans leur volonté de ne pas croire, attiré malgré eux par un besoin spirituel. Solitaire dans ce Paris de la fin du XIXème, ce célèbre esprit fin-de-siècle, il s’attelle à découvrir les particules élémentaires du soufre. Mais très vite, il se lance dans la quête délirante de créer de l’or, au risque de sa vie. Il cherche la célèbre formule de Nicolas Flammel, il veut goûter à la magie noire et sombrer dans l’occultisme. Tiraillé entre l’infinité du monde et l’infini de Dieu, il erre entre Montparnasse et Saint-Michel, titube dans les cimetières en parlant aux morts, devient soupçonneux à l’égard des êtres qu’il côtoie. Il se sent épié, persécuté, attaqué. Il détruit toutes ses amitiés, s'interdit tout amour. Il note dans son journal chaque fait et interprète inlassablement tous les signes qui parsèment sa route, sa via dolorosa, son chemin de croix. Tout signe, toute trace est à lire et à interpréter. Il pressent qu'il y a comme une idée dissimulée dans toute cette souffrance. En attendant la réponse des démons, il demeure, seul, face au mystère. Du mystère à la religion, il n’y a qu’un pas. Entre les deux règne la confusion qu’il fuit sans arrêt.
Que la providence inflige donc son châtiment ! Strindberg s’en fait une raison et accepte son malheur. Il en presque heureux même, prenant cela comme le signe d'une élection divine. Nulle place pour le repentir donc, nulle place car il se dit guidé par une main invisible : « Se repentir, c’est critiquer la providence qui nous inflige le péché comme une souffrance dans le but de nous purifier par le dégoût qu’inspire la mauvaise action » (Inferno, Editions Gallimard 1996, p.141). Lui qui a renvoyé férocement femme et enfant loin de lui afin de vivre sa passion en solitaire dans sa chambre parisienne, il refuse la pénitence et la culpabilité. Très vite pourtant, il éprouve le besoin de comprendre cette mécanique du désespoir qui s'abat constamment sur lui. Où se niche Dieu, semble-t-il se demander ? Faut-il donc prouver Son existence par la méthode négative ? Dans son délire paranoïaque, dans sa manie de la persécution, il comprend que les démons sont l’expression d’une bienveillance divine, bienveillance qui doit conduire à l’éducation de l’homme. Les insomnies, les cauchemars, les attaques nerveuses sont les signes divins d’un avertissement personnel qui doit l'amener à se corriger. Strindberg, qui écrit durant son séjour parisien des ouvrages de chimie sur la composition du soufre, qui a tenté l’expérience initiatique de la transformation des éléments, de la transmutation du plomb en or, finit en quelque sorte par entreprendre un traité théologique qu’on pourrait intituler : « De la preuve de Dieu par l'existence des démons ». C’est Inferno. Ces trois années passées dans la crainte et le désespoir ont conduit l’auteur d’Au bord de la vaste mer, du Plaidoyer d'un fou, de La Sonate des spectres, à voir dans les esprits mauvais des êtres bienveillants qui ne cherchent qu’à nous guérir : « Consolez-vous donc et soyez fiers de la grâce qui vous est accordée à vous tous, qui êtes affligés et hantés par les insomnies, les cauchemars, les apparitions, les angoisses et les palpitations ! Numen adest. Dieu vous désire ! » (p.230).
Combien d’artistes n’ont pas vécu leur propre « crise inferno » ? Le plus connu peut-être : Huysmans qui, à la même époque, était parti à rebours et tentait en s'abîmant dans l'étude de Gilles de Rais d’atteindre le Haut. Plus récemment, Lars von Trier avec son Antichrist semble reproduire sa crise d’âme. L’homme, même incroyant, cherche désespérément à comprendre le désespoir. Il nous faut un supplément d’âme pour reconstruire un monde devenu confus. Mais Strindberg est bien trop fou pour se réduire à une conversion religieuse. Et bien que la lecture de Swedenborg, un compatriote découvert à la lecture d'un roman de Balzac, l’éclaire sur son expérience passée, sur son combat contre les démons, contre lui-même, il n’en demeure pas moins un exalté de la crise, du changement, de la conversion. Loin de la figure du socialiste évangélique ou de l’apôtre naissant, Strindberg m’apparaît comme l’homme moderne dans son combat permanent contre Dieu :
[Swedenborg] m’a indiqué la seule voie pour le salut : chercher les démons dans leur repaire, en moi-même, et les tuer par… le repentir. […]
Jeune, j’étais un dévot sincère, et vous avez fait de moi un libre-penseur. Du libre-penseur vous avez fait un athée, de l’athée un religieux. Inspiré par des idées humanitaires, j’ai préconisé le socialisme : cinq ans plus tard vous m’avez montré l’absurdité du socialisme. Tout ce qui m’a enthousiasmé, vous l’avez infirmé. Et si je me vouais à la religion, je suis certain que dans dix ans vous me la réfuteriez.
N’est-ce pas que les Dieux plaisantent avec nous les mortels, et c’est pourquoi, ricaneurs conscients, nous autres, nous savons rire aux moments les plus tourmentés de la vie !
Comment voulez-vous que l’on prenne au sérieux ce qui se manifeste comme une immense plaisanterie ! (p.232).