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Les Notes d'un Souterrain
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16 mai 2009

Méridien de sang (1989), de Cormac McCarthy

frontiere_Mexique_McCarthy

    Voici l’enfant. Et voilà son visage. Figurent dessus les marques du pays qu’il va parcourir : «Le visage d’enfant est curieusement intact derrière les cicatrices, les yeux étrangement innocents» (p.12). Toute une histoire. Une histoire de la violence. L’enfant sans nom porte sur lui les signes de l’humanité et les traces de son échec : « Il ne sait ni lire ni écrire et déjà couve en lui un appétit de violence aveugle. Toute l’histoire présente en ce visage, l’enfant père de l’homme» (p. 11). Il ne s’agit pas de sortir d’un village avec lance au râtelier et de partir en quête d’un idéal. L’enfant est sans rêve et parcourt le monde, son monde, le Sud des Etats-Unis, lorsque les frontières avec le Mexique n’étaient pas encore définies, et observe les étoiles qui sombrent à l’horizon. Cormac McCarthy est à l’affiche des journaux et des blogs aujourd’hui pour son roman La Route (2006) qui raconte l’errance d’un père avec son fils dans la désolation d’un monde détruit. Méridien de sang donne l’impression, a posteriori, d’être la peinture en négatif de ce monde post-apocalyptique. D’un côté un monde futuriste, de l’autre l’Ouest sauvage du temps des cow-boys. On y rencontre un enfant, sans père cette fois-ci. Abandonné dans les vastes déserts du Nouveau-Mexique, de l’Arizona, ou du Texas, au milieu du 19ème siècle. En 1848 pour être précis. Il erre dans un désert à l’exemple de ces anciens pèlerins, mais aucune parole ne l’accompagne. Il suit une ligne trop visible, rivière de sang, ou bien imaginaire, frontière abstraite. Son destin s’écoule dans les crevasses asséchées. Comme dans La Route, son errance le mène vers l’océan, vaste étendue sombre n’offrant au spectateur aucune révélation divine. Comme le souligne McCarthy, cet enfant est "père de l’homme". Faut-il y lire une explication de notre société ? A l’exemple de nombreux films américains qui se penchent sur la naissance des Etats-Unis, comme Impitoyable ou Il Etait une fois dans l’Ouest, devons-nous interpréter cette œuvre comme l’illustration, l’affirmation de la violence comme fondement de ce pays ? McCarthy ne livre pas de grands concepts explicatifs. Le gamin suit le convoi des mercenaires, l’air absent, presque passif. Ils tuent des Mexicains, scalpent des Indiens sans qu'une quelconque justification puisse éclairer ses actes.  Mais il ne s’agit pas de noter dans un registre toutes les horreurs qui habitent ce monde. C’est même l’impossible registre que tente de décrire l’auteur en accumulant tous les crimes mais aussi tous les oublis. Le dernier chapitre nous montre quel fut le rôle de ces chasseurs du désert, comme l'explique ce personnage à la toute fin du roman qui évoque l'existence ancienne des bisons : « Ils ont disparu. Fini. Tous jusqu’au dernier que Dieu avait créés. Ils ont disparu comme s’il n’y en avait jamais eu un seul. » (p. 361). De la même manière que La Route montre la disparition progressive de l’humain sur la Terre et sa possible résurrection, Méridien de sang dresse avec terreur (pour le lecteur) tous les méfaits oubliés qui sont à l’origine d’un renouvellement, le nôtre :

Dans les jours à venir les fragiles rebus noirs du sang dans les sables allaient se lézarder et s’effriter et se disperser de sorte qu’après quelques révolutions du soleil toutes trace de la destruction de ces gens serait effacée. Le vent salé du désert rongerait leurs ruines et il n’y aurait rien, ni fantôme ni scribe, pour dire au voyageur sur son passage que des humains avaient vécu ici et comment ils étaient morts. (p.202)M_ridien_de_sang

    Plus qu’un western crépusculaire, plus qu’un roman sur la naissance des Etats-Unis ou sur les barbaries ancestrales commises par les éternels guerriers humains, Méridien de sang semble se dérouler comme le voyage d’un écrivain au cœur de l’inimaginable, un écrivain qui tenterait indéfiniment de remonter à la lumière trouble ou aveuglante du soleil la moindre parcelle de ce monde qui fut le nôtre. Cormac McCarthy accompagne son personnage et dresse une fresque sanglante et sale et absurde en apparence de l’absence de conséquence de l’horreur. On ne gagne jamais le moindre centimètre sur elle. A chaque chute, elle est là, tapie silencieusement dans son coin sombre. N’y a-t-il donc rien à retirer de cette chronique guerrière, de cette connaissance insupportable qui peut mener à la folie ? Pour le juge, sans cesse en quête du tout de l’univers, l’homme doit vaincre le monde afin de posséder pleinement son destin : « Celui qui s’est donné pour tâche de trouver dans la tapisserie le fil conducteur de l’ordre aura par cette seule décision assumé cette responsabilité de l’univers et ce n’est qu’en assumant cette responsabilité qu’il peut trouver le moyen de dicter les clauses de son propre destin » (p. 230). En quittant le territoire de la raison, lui ancien homme raisonnable au savoir gigantesque, le juge Holden explore les confins de la création. En apparence sans morale, sans amour, sans remords, arpentant le monde aussi bien en costume que nu, il dresse la folie comme l’ultime frontière devant la liberté. Tuant des êtres innocents et sauvant de la mort des coupables sanguinaires, il s’interdit de choisir entre le Bien et le Mal et interroge le monde dans son essence divine. Si nous allons trop loin, y’aura-t-il une explication encore possible ? A quel méridien (ne nous trompons pas, le méridien est le demi-cercle qui passe par les deux pôles. Dans ce roman, le gamin traverse plusieurs « méridiens de sang »…) faut-il s’arrêter ? En réalité, le gamin a franchi la dernière frontière humaine, se détachant ainsi de ses origines et de son passé. Il va faire l’expérience de l’humain dans toute son horreur. McCarthy le note dès le début de son roman, l’Ouest américain va lui servir de laboratoire expérimental pour comprendre si l’homme peut tout en ce monde : « Maintenant seulement l’enfant s’est enfin défait de tout ce qu’il a été. Ses origines sont devenues aussi lointaines que l’est sa destinée et jamais plus tant que durera le monde il ne se trouvera des sols assez sauvages et barbares pour éprouver si la matière de la création peut être façonnée selon la volonté de l’homme ou si le cœur humain n’est qu’une autre sorte de glaise. » (p. 13)

    Du point de vue du style, et je ne vais pas me transformer en décrypteur de style, on note la grande capacité de McCarthy à écrire des variations descriptives sur les paysages, comme si le monde conservait toujours la même apparence tout en changeant constamment. C’est beaucoup plus évident dans La Route où les paysages sombres sont décrits dans des blocs de textes compacts qui font penser, dans leur litanie, à des poèmes de Trackl (dans la technique de la variation infinie sur un même paysage plus que dans l’évocation des images). Ici ce sont toujours les mêmes images : vastes terres sclérosées, scarifiées, desséchées du désert. Ou bien nuit sans fond sur laquelle les étoiles tombent. Mais le vocabulaire précis de McCarthy, qui nomme toutes les plantes, toutes les pierres, toutes les cicatrices terrestres avec précision, transforme une matière informe en signes pertinents et significatifs.

Dans la lignée de Melville et de Joseph Conrad, Cormac McCarthy s'aventure dans les terres désolés du coeur humain. Méridien de sang trace avec des mots la barbarie effacée par le vent du désert et semble dépeindre presque désespéremment la condition éternelle de l'homme : le Mal inexplicable, incompréhensible, sans commencement ni fin.

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