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Les Notes d'un Souterrain
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31 mai 2009

Les Emigrants (1992) de W. G. Sebald - La langue perdue - Mémoire et anéantissement

Hamburg

L’impossibilité de ne pas écrire, l’impossibilité d’écrire en allemand, l’impossibilité d’écrire dans une autre langue, à quoi l’on pourrait presque ajouter une quatrième impossibilité : l’impossibilité d’écrire  (Franz Kafka, juin 1921)

    L’une des caractéristiques majeures que nous trouvons dans les quatre portraits qui forment Les Emigrants est très certainement le mélange. Mélange des époques, mélange des lieux. Mélange des voix, mélange des langues. Parfois le flot régulier de l'allemand (dans le texte original) est interrompu par un mot en français, une phrase en anglais. Cette utilisation multiple des langues de l'Europe, je l'ai prise pour un signe de la condition de l’émigrant. C’est l'impossibilité de choisir une langue précise, l'impossibilité de dire les choses. Peut-être que Kafka, éternel étranger en sa demeure, a déjà évoqué ce problème dans son Journal. Il y souligne une rupture entre la langue véritable - quelle est-elle ? - et la langue d’adoption. Ainsi parle-t-il de l’allemand, sa langue maternelle, comme l’obstacle qui l’a « empêché » de dépasser la signification des choses. Mais Kafka n’oppose pas les mots au monde. Pour lui, la rupture a lieu entre la langue maternelle et la langue de la mère, originelle, l’hébreu : « Si je n’ai pas toujours aimé ma mère comme elle le méritait et comme j’en étais capable, c’est uniquement parce que la langue allemande m’en a empêché. Nous donnons à une femme juive le nom de mère allemande, mais nous oublions qu’il y a là une contradiction, et la contradiction s’enfonce d’autant plus profondément dans le sentiment. C’est pourquoi la femme juive appelée Mutter nous est aussi étrangère » (Journal). Kafka émet la possibilité d’une langue apte à dire la vérité. Mais cette langue, il ne la maîtrise pas. Tous ses textes ont pour postulat de départ que la langue employée est déjà, en soi, la représentation d’une impossibilité de dire les choses...

A la fin de l’histoire sur Max Ferber, Sebald s'interroge sur son projet et  éprouve des scrupules qui tiennent en partie à la « mise en question de la possibilité de toute écriture » (p.270). S’il en arrive là, c’est parce que auparavant il s’est rendu compte qu’il avait oublié une question essentielle : « Il me semblait aujourd’hui impardonnable, à la réflexion, d’avoir omis à cette époque, à Manchester, ou bien de ne pas avoir eu le courage de poser à Ferber les questions qu’il attendait de moi » (p. 211). L’oubli est au cœur des récits, au centre de la dynamique des Emigrants. C’est d’abord l’oubli des origines, c'est-à-dire l’oubli de la langue première : « Je [Max Ferber] crois que la dame grise ne comprend que sa langue maternelle, l’allemand, que depuis 1939, depuis les adieux à mes parents sur l’aéroport munichois d’Oberwiesenfeld, je n’ai plus jamais parlé une seule fois et dont il ne me reste qu’un écho, un murmure, un bruissement sourd et inintelligible. » (p. 215). Mais c'est aussi la fuite hors du pays, hors des souvenirs, loin du passé... En quittant son pays, Ferber a laissé derrière lui une part de lui-même, caractérisée par la langue qu'il utilisait. Sebald va alors tenter de retrouver ce qui a disparu dans les brumes de l'Histoire. Ce travail, il le fait à la place du peuple qui est à l'origine de ces exodes : « je ressentis avec une acuité croissante que, tout autour de moi, l’abêtissement, l’amnésie des Allemands, l’habileté avec laquelle tout avait été rendu propre, commençait à me donner mal à la tête et à me porter sur les nerfs. » (p. 265) L'oubli volontaire des émigrés est ainsi opposé à celui qui découle de la bêtise, de la vulgarité. En rentrant en Allemagne, Sebald fait l'expérience du grand retour que ses personnages n'ont pas fait, un voyage vers le néant.

Sebald_2

    L'un des récits des Emigrants porte sur le témoignage de l’oncle Adelwarth qui tente de se ressaisir par la parole : Comme même la plus infime des réminiscences, remontées très lentement par lui de profondeurs visiblement insondables, était d’une étonnante précision, j’en suis venue peu à peu, en l’écoutant, à la conviction que s’il possédait une mémoire infaillible, il n’avait presque plus la capacité de souvenir qui lui aurait permis de renouer avec cette mémoire. Aussi se raconter était-il pour lui tout autant une torture qu’une tentative de se libérer, une sorte de sauvetage et à la fois un anéantissement impitoyable. (p. 121)

Le mot « souvenir » pose problème ici. C’est le verbe impersonnel « se présenter à la mémoire, revenir à l’esprit ». L’oncle n’a donc pas la capacité de voir en esprit ce qu’il raconte de son passé. C’est un récit qui a perdu son origine, une parole qui flotte dans le néant. On retrouve ici la condition de l’émigrant. Un présent sans lien réel avec le passé... Le narrateur a pour ainsi dire une mémoire livresque de son passé. Il se souvient des récits, pas de la réalité. D’où la mention « se raconter » qu’il faut prendre au sens propre. L’oncle se raconte, il se met en récit. Mais il ne raconte pas, il ne voit pas ce dont il parle. Les dernières notations de ce troisième portrait portent d’ailleurs sur le souvenir et la mémoire : « Le souvenir, ajoutait-il dans un post-scriptum, m’apparaît souvent comme une forme de bêtise. On a la tête lourde, on est pris de vertige, comme si le regard ne se portait pas en arrière pour s’enfoncer dans les couloirs du temps révolu, mais plongeait vers la terre du haut d’une de ces tours qui se perdent dans le ciel. » (p. 174)

En mêlant les langues et les voix, Sebald donne à entendre la réalité tragique de quatre destins, véridiques ou pas, peu importe au fond. C'est justement cette intrusion des différentes langues de l'Europe qui permet au roman de trouver une unité, celle de la littérature européenne. Le roman européen est un roman transnational, la langue n’y est que le signe de la brièveté de l’homme prisonnier d’une seule nation et d’une seule langue. Les Emigrants, au travers de destins tragiques, dessinent les contours d'une Europe totale, une Europe qui tombe peu à peu de nos jours dans l'oubli...

Les_emigrants

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