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Les Notes d'un Souterrain
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6 juin 2009

Kleist, Un Jour d'orgueil (2003) de Pierre Mari - Le Tremblement de terre du Chili (1807) de Kleist

R_Leopold_tremblement_de_terre
                                        Le Lendemain du tremblement de terre de Robert Léopold

« J’ai toujours beaucoup aimé mes sœurs, en partie à cause de leur bon naturel, en partie à cause de l’affection qu’elles me portaient ; et même si je n’en ai pas souvent parlé, il est certain que mon désir le plus authentique, le plus sincère, était de leur faire un jour, par mes travaux et par mes œuvres , beaucoup de joie et beaucoup d’honneur. Mais il est tout aussi certain que, ces derniers temps, et pour bien des raisons, j’étais d’une fréquentation dangereuse, et je leur reproche d’autant moins de s’être éloignées de moi que je pense à toute cette détresse dont une part pesait aussi sur leurs épaules ; mais l’idée de ne voir nullement reconnu le mérite, petit ou grand, que je possède malgré tout, et d’être considéré par elles comme un membre totalement inutile de la société humaine, me cause une douleur extrême ; et, en vérité, cela ne me prive pas seulement des joies que j’attendais de l’avenir, mais souille aussi tout mon passé. » (Lettre de Kleist de 1811).

« J’ai l’âme à ce point à vif que je pourrais presque dire que la lumière du jour me fait mal. » (Lettre de Kleist)

    La lecture d’un essai relativement court de Pierre Mari, Kleist, Un Jour d’orgueil (2003, PUF), m’a poussé à me pencher de nouveau sur certains textes de l’auteur allemand et je fus bien naturellement attiré presque trop facilement vers Le Tremblement de terre du Chili qui est resté l’un des textes les plus violents et les plus ininterprétables qu’il m’ait été donné de lire. L’essai de Pierre Mari, qui n’est ni une biographie, ni un essai littéraire à proprement parler, commence son étude lorsque Kleist atteint l’âge « adulte » et se termine sur son suicide. En réalité, quand on voit les errances de l’auteur allemand, ses velléités constantes et son impossible constance face aux préceptes moraux qu’il se donne, on se rend compte qu’il n’a jamais été qu’un adolescent, en proie à des désirs inassouvissables, à une volonté presque trop juvénile de bruler comme une étoile dans le morne monde, froid et sombre. Comme le note Pierre Mari, Kleist cherche un plan sur lequel il pourra s'embraser avant de s’éteindre dans une ultime explosion interstellaire : « Kleist cherche en vain le plan où il lui faut vivre, la hauteur qui lui revient. Il parcourt l’échelle des possibles, ne néglige aucune des ressources du temps. Que doit-il faire de lui-même ? De quoi est-il exactement capable ? Ne risque-t-il pas de gâcher ses dons et ses talents dans l’exercice d’une profession ? Non seulement la question du bon usage de soi est, chez lui, plus violemment abrasive que chez aucun contemporain, mais elle a constamment partie liée avec le désastre et la mort : son sérieux, sa rigueur et sa tension procèdent d’une force catastrophique » (p. 35). Le récit comme la vie ne peut se conclure que sur une catastrophe dont on est incapable de dire si elle laisse un sursaut d’espoir ou bien au contraire si elle l'annule pour de bon, comme c’est le cas à la fin de la nouvelle de 1807 lorsque Don Fernando qui éprouve devant ce que l’acte horrible lui a laissé « comme une envie de se réjouir ». L'explosion finale ne laisse pas qu'un gouffre désespérément obscur, comme on pourrait le penser après la lecture de ce Tremblement de terre du Chili.

    Toute la force des récits de Kleist provient d’une utilisation habile des changements de perspectives. Kleist a compris que la brutalité de la scène doit aller de pair avec une brutalité du récit et que l'opposition la plus grande est de rigueur. Ainsi les deux extrêmes que sont l’enfer et le paradis, l’ange et le démon, servent de repères fondamentaux dans l’élaboration de ses histoires. L’un ne va pas sans l’autre puisque c’est l’opposition qui crée le choc : « Et le comte, ayant demandé un jour à sa femme, […] pourquoi, […] elle avait fui devant lui comme devant un démon d'enfer, elle se jeta à son cou et lui répondit qu’il ne fût point alors apparu comme un démon si, lors de sa première apparition devant elle, elle n'avait cru voir en lui un ange. » (La Marquise d'O., p.90, ed. GF). Le Tremblement de terre commence sur une note funeste : la prison pour le héros, la peine de mort pour la femme. C'est une histoire d'amour contrariée apparemment... Puis la catastrophe naturelle délivre les deux amants et rétablit la paix sur terre. Le début se cantonne à cette violence institutionnalisée, le refus du père, le poids de l'Eglise, la perte de liberté, la peine de mort, l’exécution. Cette violence est alors annulée par le grand cataclysme, le terrible tremblement de terre qui toucha et détruisit une grande partie du Chili en 1647. Les hommes sont réduits à nouveau à eux-mêmes. Comme le note Kleist, la catastrophe semble ramener tous les hommes à une origine paradisiaque : « Josephe se croyait au paradis. Un sentiment qu’elle ne pouvait réprimer lui faisait considérer cette journée de la veille, malgré toutes les misères qu’elle avait répandues sur le monde, comme un bienfait tel que le ciel ne lui en avait encore pas accordé. Et en vérité, dans l’horreur même de ces instants où s’anéantissaient tous les biens terrestres des hommes et où la nature entière penchait vers sa ruine, l’esprit humain, telle une belle fleur, semblait s’épanouir. » (p. 104). La colère de la nature semble donner naissance à une harmonie retrouvée entre les hommes. Malgré tous les morts de la ville, Kleist dresse un paysage digne de l'Âge d'Or. Mais tout le talent de Kleist est de donner à voir un retournement ultime qui dépasse de loin la première tragédie et qui conduit le récit dans sa violence la plus extrême et dans son pessimisme le plus froid. L’horreur finale est le point d’orgue qui ne peut résonner que grâce aux accords sombres et lumineux du début de récit. C’est ainsi que la catharsis opère. La « force catastrophique », dont parle Pierre Mari, est à prendre dans son sens primitif de katastrophê, de « renversement », de « retournement », qui provoque l'émotion grâce à la brutalité du choc et à l’agressivité de la narration. C'est aussi le moyen pour l'auteur de mettre en parallèle la violence impartiale commise par la nature à la barbarie humaine et stupide des hommes qui agissent dans l'erreur, avec haine et ignorance.

    Kleist est peut-être le grand auteur à l’origine de notre modernité. L’absence de métaphore, caractéristique de son anti-lyrisme en ces temps de romantisme, le pousse tout droit vers le 20ème siècle, vers cette écriture du désastre qui lui est caractéristique. Son questionnement constant de la violence au sein de la communauté des hommes, sans moralisme apparent, sans explication psychologique, sans révélation même, puisque l’apocalypse n’a pas lieu, a trouvé un écho dans la littérature moderne. Mais quelle est cette force justement ? L’absence de tragique ? La foule en colère semble surgir du néant comme des chiens de l’Enfer. Le massacre se perpétue comme sous l’approbation ou la faiblesse de tous. C’est toute l’horreur humaine – et non le tragique – qui explose au regard de tous. Pour reprendre une phrase de Milan Kundera (prise dans Le Rideau) : « L’enfer (l’enfer sur terre) [qu’il assimile à l’Histoire des masses du XXe siècle, celle qui correspond à des tueries en masse commises par d’autres masses] n’est pas tragique ; l’enfer, c’est l’horreur sans aucune trace de tragique. » (p.137). A l’exacte opposé de la première partie aux accents tragiques qui évoque l’impossible amour entre un jeune homme et une jeune femme, la fin annule toute logique et fait basculer le récit dans l’horreur, à l'image des événements de notre réalité.

Pierre_Mari

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