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Les Notes d'un Souterrain
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4 juillet 2009

D’une phrase qui tourne dans toutes les bouches – « Nous creusons la fosse de Babel »

HundertwasserBabel
                            La Tour de Babel perfore le soleil (1959), de Friedrich Hundertwasser

« Et ce que vous appeliez le monde, il vous faudra commencer par le créer à nouveau» (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)

« Un nouvel édifice s’élèvera, une seconde tour de Babel, qui restera sans doute inachevée, comme la première. Ils nous chercheront sous terre comme jadis, dans les catacombes où nous serons cachés. » (Dostoïevski, Les Frères Karamazov)

     Le projet kafkaïen, dans son acte de réinterprétation, dans sa parole défigurée, dans son mouvement de retour vers le temps mythique, semble dire que la parole originelle est une prophétie de la fin, que l’événement passé constitue en réalité une situation inextricablement répétitive de notre présent, que le mythe est en réalité une eschatologie. Dans Les Armes de la ville, un texte écrit en 1920, Kafka reprend le fil de la destinée humaine à partir de l’épisode de la construction de la tour de Babel : « Voilà comment on raisonnait : l’essentiel de l’entreprise est de bâtir une tour qui touche aux cieux. Tout le reste est secondaire. » (Oeuvres Complètes, tome II, Pléiade p.550). Mais l’auteur (tchèque, si l’on pense au lieu de sa mort, autrichien, si on se souvient qu’il a vécu 36 ans dans l’Empire austro-hongrois, allemand, si on se réfère à la langue qu’il emploie) rature en quelque sorte le mythe et proclame l’erreur manifeste que la légende a instaurée dans l’esprit des hommes. En réalité la tour ne fut jamais construite. La faute fut de construire d’abord la cité des hommes, ensuite la tour. On s’attarda sur l’accessoire, le secondaire, on bâtit des logements ouvriers destinés à servir le projet primordial. La ville, naturellement, se forma rapidement. Elle finit même par occuper toutes les forces humaines. Finalement on abandonna l’idée d’ériger la tour. La destruction même de la tour de Babel est une imposture, une erreur d’interprétation. Aujourd’hui, « la ville est plein de la nostalgie d’un jour prophétisé où elle sera pulvérisée par les cinq coups d’un gigantesque poing. » Les hommes pensent avec nostalgie à cet « avenir » qui n’a pas eu lieu. Ils n’en demeurent pas moins réfractaires à l’idée de gaspiller leur vie à l’édification d’une tour qu’ils ne pourraient voir achever de leur vivant. De la même manière que Moïse ne pouvait espérer atteindre Chanaan de son vivant, les hommes ne purent croire en l’achèvement de la tour. Ainsi « à la deuxième ou troisième génération on reconnut l’inanité de bâtir une tour qui touchât au ciel » et on se contenta d’édifices terrestres.

Ma nostalgie allait aux anciens temps
Ma nostalgie allait au présent
Ma nostalgie allait à l’avenir

Toute l’œuvre de Kafka tend vers cette disparition de l’événement qui aurait pu guider l’homme vers la construction de la tour de Babel. Dans Les Recherches d’un chien, Kafka reprend sa réflexion sur l’eschatologie humaine, la « science des choses dernières ». Il existe une époque, nous dit le narrateur canin, où « la vraie parole aurait encore pu intervenir pour guider la construction, la transformer, la modifier au gré de chacun, la changer en son contraire ; et cette parole était là ou, du moins, elle était toute proche, on l’avait sur le bout de la langue, chacun pouvait la découvrir. » La « vraie parole », l’essentielle, la fondamentale, celle qui peut changer le sens de la construction, ériger une véritable tour de Babel, cette parole-là a disparu. Ce n’est pas le mythe qui a été détruit, encore moins la tour elle-même, mais la possibilité du mythe, la possibilité d’une parole essentielle : « c’est cette possibilité plus grande qui nous émeut tellement quand nous entendons ces vieilles histoires, à vrai dire pourtant si naïves. Ca et là nous en percevons la trace dans un mot et nous bondirions presque, si nous ne sentions peser sur nous le fardeau des siècles. » Le Chien, qui appartient à la dernière génération, n’a pas d’autres solutions que de « courir à la mort dans un silence presque innocent. » Quel est-il ce silence de la fin ? C’est « l’oubli d’un rêve rêvé il y a mille nuits et mille fois oublié ».

Tour_de_Babel

    En un sens, Kafka nie la conception d’un progrès en tant qu’« élévation de l’homme vers un idéal grâce à la technologie ». Ou plutôt, il nie qu’un progrès ait eu lieu, comme il l’écrit dans un aphorisme qui hante les nombreux sites de citations : « Croire au progrès ne veut pas dire croire qu’un progrès s’est déjà produit. Cela ne serait pas une croyance. » (4 décembre 1917). Cette idée sur le progrès peut être largement explicitée par la fin des Recherches d’un chien (p. 695) qui prend pour conclusion de la peine infinie endurée par l’homme : « Uniquement pour pouvoir s’enterrer toujours plus profondément dans le silence et que jamais personne ne puisse plus vous en tirer ». Cette image appelle indéniablement Le Terrier dans lequel un animal creuse dans le silence ses fondations toujours plus profondes. Kafka expose ici son idée sur l’absence de progrès, sur le passage des générations qui a conduit à l’impossibilité de trouver le progrès et sur la perte de la « vraie parole ». Cette conception doit être interprétée comme un retour du présent dans un passé primordial, un passé qui n’a jamais eu lieu, comme il le note dans un aphorisme : « Dans sa partie principale, l’expulsion du Paradis est éternelle : ainsi il est vrai que l’expulsion du Paradis est éternelle, que la vie en ce monde est inéluctable, mais l’éternité de l’événement (ou plutôt, en termes temporels : la répétition éternelle de l’événement) rend malgré tout possible que […] nous puissions continuellement rester au Paradis. » L’évocation du mythe de Babel s’apparente à une explication de type scientifique de l’état du monde actuel, par le biais d’une vision de la construction de la Tour de Babel comme étant encore actuelle et « en chantier ». Une sorte de transposition de l’épisode babelien vers le mythe de Sisyphe. Ce n’est pas tant un retour aux temps des commencements qu’une mise en situation de notre présent dans un temps des commencements. Kafka renverse une fois de plus le sens de la lecture. L’histoire de la tour de Babel ne raconte en aucune façon les débuts du monde des hommes ; elle annonce une destruction, une pulvérisation future, une catastrophe à venir, mais c'est « une destruction qui ne détruit pas mais qui construit ».  On replace l’homme dans un monde qui précède la catastrophe. En ce sens, l’écriture kafkaïenne tend à instaurer la possibilité d’un nouveau commencement.

Bruegel_TowerOfBabel

La Tour de Babel est un édifice, ein bau. Kafka n'utilise pas le terme allemand Konstruktion mais bien celui de bau. Regardons dans le Wörterbuch : Bau. 1. bâtiment ; édifice ; construction. 2. terrier ; tannière. En prenant ce nom, Kafka hérite d'une plus large signification pour exprimer le mythe. Dans la nouvelle Lors de la construction de la muraille de Chine, dont le nom original est Beim Bau des chinesischen Mauer, Kafka appelle une fois de plus le terme Bau et reprend le mythe de la Tour de Babel. On trouve dans ce récit l'évocation d'une indisctinction temporelle. L'Empereur de Chine est mort mais nul n'est encore au courant de ce fait. Le peuple continue de vivre au travers d'une fausse croyance. Parfois les hommes sont pris de la nostalgie que l'on viendra bientôt leur dire que l'Empereur est mort. Ils sont assis à leur fenêtre et dans leur rêve ils appellent le message d'un mort qui n'est pas encore né... Ansi la phrase Nous creusons la fosse de Babel prend peu à peu l'apparence d'un mythe réinterprété. Elle n'est pas uniquement virtuosité littéraire qui renverserait le schéma initial, ni jeu avec la langue et la polysémie du mot Bau, ni même figuration imagée d'une communication humaine impossible ; elle est expression du mythe dans son essence. Nous ne construirons jamais la tour, nous ne parviendrons qu'à en creuser les fondations. C'est une redéfinition de la poétique du haut et du bas. Bâtir la Tour de Babel, cela voudrait logiquement dire l'escalader. Or cela nous est interdit. Ce qui nous est permis, c'est de bâtir Babel sans l'escalader. Notre place est en bas, dans les souterrains, dans la fosse. Mais l'aphorisme « S'il avait été possible de bâtir la tour de Babel sans l'escalader, cela aurait été permis » (Journal, 9 novembre 1917), nous laisse penser que cette construction dans les souterrains n'est pas possible non plus. Entre l'interdiction et l'impossibilité, l'homme s'enfonce dans les profondeurs. Cela ne signifie pas que la tour ne sera jamais construite (certes, elle ne le sera jamais) mais simplement que nous sommes voués à en creuser les fondations. Nous voyons se profiler le thème du Terrier (Der Bau) qui reprend la dynamique de la construction infinie sous la forme d'un immense souterrain. L'habitant de la fosse de Babel habite un monde qui précède la construction impossible de la tour. Il est dans un temps atemporel, ou prébiblique, un temps d'avant le commencement. Il sait qu'il ne parviendra jamais au-delà de la fosse, mais il continue malgré tout de creuser.

Kafka_Pleiade

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