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Les Notes d'un Souterrain
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12 mars 2010

Cycle Kitano - Jugatsu (1990)

Jugatsu

Film Japonais de Takeshi Kitano - 1990 - [3-4 x Jugatsu] Avec "Beat" Takeshi, Masahiko Ono, Yuriko Ishida, Takahito Iguchi...

Synopsis : Masaki, un jeune pompiste amorphe qui ne comprend rien au base ball ni à la vie d'ailleurs, frappe un Yakuza sans lui causer le moindre mal. Mais le geste sacrilège entraîne une surenchère de violence dans le quartier lorsque Iguchi, entraîneur du dimanche et ancien yakuza, tente d'amadouer les mafieux en les menaçant. Il récolte trois coups de couteau et un désir de vengeance qu'il ne peut accomplir. Le jeune pompiste décide de l'aider et part pour Okinawa récupérer une arme à feu. Il y fait la rencontre d'un yakuza narcissique à l'allure étrange qui l'entraîne dans un univers décalé et violent. De retour à Tokyo, Masaki se lance à corps perdu vers l'immeuble des mafiosos.

      Jugatsu [1990] est considéré par Kitano comme son véritable premier film, lui qui s'était retrouvé presque "par hasard" sur le plateau de Violent Cop en 1989, et apparaît comme un coup de maître, révélant au grand public (enfin, à la petite poignée de spectateurs qui sont allés voir ce film en salle) un autre aspect du Kitano télévisuel aux gags grossiers. Il signe la mise en scène et le scenario (ce n'est qu'après ce film qu'il prendra à chaque fois le masque tricéphale de réalisateur-scénariste-monteur). Au reste, le scenario est écrit au jour le jour, en fonction des envies et des idées de l'auteur. Kitano s'apparente par ce trait à Chaplin qui élabora City Lights [1930], entre autres, en cours de réalisation, n'ayant pour point de repère que la fin lumineuse qui irradie a posteriori tout ce qui précède. Kitano écrit ses films en fonction d'images ou de plans qu'il a en tête. Il construit alors autour de ses visions intérieures une trame qui accorde plus ou moins bien les différentes séquences entre elles. Jugatsu montre peut-être l'écueil de cette manière de procéder, car le film mêle deux narrations, une majeure, l'autre mineure, avec une impression évidente de rupture. La mineure s'intercale dans la majeure et offre dans l'itinéraire du jeune pompiste une plage de rêves, de silence et de violence. Au reste l'histoire, comme dans la plupart des films de Kitano, n'est pas ce qui a le plus d'importance. Elle n'influe pas sur le genre du film. S'agit-il d'un polar ? D'une comédie noire ? D'un drame sur le quotidien des Japonais ? Le film s'aventure un peu partout, il est indéfinissable, un peu à la manière du personnage interprété par Kitano lui-même,yakuza affranchi qui assouvit ses caprices narcissiques en frappant sa copine d'un jour ou en couchant avec son ami. La mise en scène exprime ce qui est vraiment en train de se jouer, même si les espérances du "jeune" réalisateur Kitano ne sont pas exaucées. Après Violent Cop, Kitano avait eu l'impression de ne pas avoir maîtriser sa caméra : "Du coup, écrit-il, sur Jugatsu je me suis mis en tête de choisir des angles particuliers afin d'élaborer un style original. Je voulais suggérer que l'histoire était entièrement rêvée. Je ne crois pas avoir réussi : très peu de gens l'interprètent ainsi".

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Kitano plante le décor dès son premier plan en nous laissant deviner dans la pénombre une moitié de visage qui s'avère être finalement celle d'un jeune Japonais en train de - soyons clairs - chier. Le motif scatologique se reproduira d'ailleurs durant tout le film, alternant entre le gag assez gras et le caractère malsain de certaines situations. Comme si cette préoccupation du jeune homme influençait le film. D'ailleurs, toute l'histoire vécue par Masaki semble être régie par une divinité bienveillante... Il obtient un rendez-vous avec une fille splendide sans aucune difficulté, il prend l'avion avec des armes à feu, et il accomplit sa mission sans éprouver de réelle angoisse… Ce film s'accomplit comme un rêve. La présence presque imperceptible de la jeune fille interprétée par Yuriko Ishida me paraît d'ailleurs être une pâle idéalisation de la femme. Masaki ne connaît rien aux filles. Son imagination en fait soit une fille facile, soit un ange inaccessible. Les deux extrêmes d'une sexualité véritable.

Le film se termine d'ailleurs sur une sorte de boutade, un retour à l'origine, les toilettes de ce terrain de base ball. Cette structure circulaire permet à Kitano de renforcer le caractère inerte du personnage tout en nous offrant la vision intérieure riche d'imagination et de beauté de cet être amorphe qui - soyons francs cette fois - nous horripile très souvent. Il est le metteur en scène de ce à quoi nous venons d'assister. Cet être accroupi dans les chiottes, plus proche des excréments humains que des sphères célestes, vient de nous offrir une vision poétique et idéalisée de ce qu'il cache au fond de lui : amour innocent contre sexualité déviée, violence froide contre poésie profonde. Loin de moi l'idée de voir en lui un reflet du Kitano réalisateur, jouant la carte de la scatologie un jour à la télé pour ensuite se tourner vers la poésie et la mélancolie dans ses films. J'y verrais plutôt un clin d'œil de "l'homme" Kitano, affirmant que les plus hautes choses sont nécessairement liées aux plus basses. Qu'il n'y a pas de "hauts cieux" sans "bas-fonds"…

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L'une des caractéristiques de Jugatsu, c’est qu’il n’y a pas de musique. En 1990, Kitano n’a pas encore rencontré Joe Hisaishi qui a déjà pourtant signé de très belle musique de films, dont celles de Hayao Miyazaki, et qui ne viendra compléter le travail de Kitano qu'à partir du film suivant, A Scene at the sea [1991]. Néanmoins ce manque ne se fait pas sentir durant la projection car les images et le bruit des vagues ou des armes se suffisent à eux-mêmes. Malgré une couleur que je trouve assez fade dans la photographie, Kitano soigne ses cadres. La réalisation reste concise : pas de nombreux travelling, pas d’effet de caméra marqué. Kitano se concentre sur l’image elle-même et développe son propre style avec notamment ces ellipses qui ouvrent sur le gag ou la violence.

Kitano dira à propos de Jugatsu : "Ce film est vraiment la genèse de mes autres réalisations cinématographiques. Tout y est déjà présent : les yakusas, la mer, mes ellipses, mon amour des petites gens…et moi !" C'est peut-être ce "moi" qui a posé des problèmes. Kitano joue un yakusa sadique, fou furieux impassible aux tendances sexuelles un peu étranges. C'est d'ailleurs avec ce personnage qu'il instaure une histoire dans l'histoire, créant ainsi une sorte de parenthèse dans la quête vengeresse de Masaki. Mais la parenthèse est trop grande pour n'être qu'un intermède à l'histoire, et trop petite pour apparaître comme la seconde partie d'un diptyque. Kitano dit : "Quand j'ai parlé du projet de Jugatsu aux gens de la Shochiku, j'ai précisé qu'il y avait un personnage de yakuza. Ils ont aussitôt répliqué que je devais jouer le rôle, ce que je comptais faire de toute façon. Je ne pouvais pas jouer le personnage principal et je m'étais donc créer ce petit rôle pour moi. Avec le recul, je crois que c'était une erreur […] A l'arrivée, c'est ce qui a déséquilibré le film".

Kitano réalise là un deuxième film très personnel, foisonnant d'idées et de trouvailles, à la fois scénaristiques et visuelles, qui confèrent à Jugatsu cette impression de "film-monstre" où s'entrechoquent des histoires et des saynètes au ton différent. Le gag précède le sang qui apporte à son tour une période de calme et de poésie. C'est un rythme qui alterne langueur et fracas, comme celui des vagues. Au final, Jugatsu est un film de la mélancolie à venir, celle qui nous assaille un beau jour d'été alors que nous nous tenons dans un coin sombre et que nous envisageons ce que va être ce futur indéfini. C'est un rêve très fort et très beau qui tourne parfois au noir. Malgré son déséquilibre, Jugatsu se tient aisément à la hauteur des grands films de Kitano : "C'est un peu mon film chéri, dit-il. Je l'aime d'une façon assez particulière, comme des parents peuvent aimer un enfant monstrueux. Je crois qu'il mérite un match retour. Un jour, je lui trouverai une suite". A suivre donc…

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