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Les Notes d'un Souterrain
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14 mars 2010

L'Exilé européen - Kundera et Márai

Ulysse_prend_conge_de_calypso
          Ulysse prend congé de Calypso,de Preller Friedrich, L'Ancien

     Il y a quelques années ont été republiées des œuvres de Sándor Márai avec pour estampille sur le dos des livres les désignations de « maître du roman européen » et de « grandes voix de la littérature européenne ». La valeur de ces remarques ne se trouve pas dans la surenchère élogieuse mais bien dans la mention de l’adjectif "européen". Comme si le caractère littéraire de Márai était européen avant d’être hongrois. Nous parlons de cet écrivain, mais il pourrait en être de même pour nombre de romanciers du XXème siècle tels que Kertesz, Gombrowicz, Nabokov, Conrad, Sebald, Kundera... Ce dernier d'ailleurs, en grand défenseur du roman européen qu'il est, en donne à travers ses essais une définition complète. Instruits par les catastrophes du XXème siècle, Kundera et Márai ont rendu visibles les fondements de la civilisation européenne, chacun ayant vécu, à des dates différentes, la même situation : l’invasion de leur pays par l’Est suivi d'un exil volontaire. Márai l’a vécu en 1948, quatre ans après que les Russes envahirent la Hongrie pour y instaurer le régime communiste ; Kundera quitte son pays natal après le « Printemps de Prague », lorsque les troupes du pacte de Varsovie mirent fin à la réforme démocratique. Tous deux sont des écrivains qui ont dû choisir entre l’exil et la dissidence, et qui devinrent des émigrés en se réfugiant dans un pays étranger. Ces événements les rapprochent tant sur le plan historique que sur le plan culturel ; ils ont vécu la fin de leur nation, ils ont ressenti l’invasion de l’Orient comme une destitution de la culture européenne, ils ont choisi l’exil.

« Étais-je vraiment européen, au même titre qu’un Suisse, un Français ou un Allemand ? » se demande Márai dans ses Mémoires de Hongrie. Il y a une véritable interrogation pour ces hommes qui partaient de leur pays pour s’installer dans un Occident qui les considérait comme des Européens de l’Est lointain. Et derrière cette question s’en profile une autre : où en est l’Europe ? Qu’en est-il de sa culture, de sa civilisation, de son art ? Les événements au tournant du siècle ont donné naissance à divers problèmes que l’on pourrait traduire, peut-être trop facilement, par trois mots : l’histoire, l’exil et la fin. Et ces trois mots trouvent leur reflet dans l’histoire du roman, le retour et l’oubli.

Où se situe Prague ? Où se trouve Budapest dans l’Europe ? Voilà des questions qui paraissent à première vue purement géographiques et qui pourtant posent problème, car elles demandent une position idéologique de la part de l’interlocuteur. A quel monde appartiennent ces pays ? On aurait eu tendance autrefois à répondre que les Tchèques, et encore plus les Hongrois, se trouvent dans cette Europe de l’Est à la lisière de l’Orient, par conséquent très proches de la culture Byzantine. Et pourtant, Milan Kundera est formel à ce propos : leur Europe est différente du monde slave : « il n’y a aucune culture slave, aucun monde slave : l’histoire des Tchèques […] (et, bien sûr, des Hongrois qui ne sont pas slaves du tout) est purement occidentale » . Márai évoque la même idée, en se considérant comme héritier de la Renaissance et de l’humanisme européen. Budapest est pour lui la porte de l’Europe, là où Staline aurait montré pour la première fois à son peuple ce continent. « Le monde occidental, mon monde à moi ».

L’invasion des Russes et du communisme a été vécue par tous ces pays comme une invasion de l’Orient ; Márai la compare à deux autres invasions historiques : celle des Arabes au IXème siècle et celle des Turcs au XVIème siècle. Ils ont été « annexés […] par un autre monde, le monde de l’Est européen qui, enraciné dans l’antique passé de Byzance, possède sa propre problématique historique » . Ce qui les distingue de ce monde se situe dans l’art (Gothique ; Renaissance ; Baroque) mais également dans la religion (Catholicisme ; Réforme de Luther). Les Hongrois, « devant le choix de l’Orient et de l’Occident » , il y a de cela plus d’un millénaire, ont choisi le catholicisme romain et non l’Église de Byzance. L’européanité d’un pays se définie donc aussi par sa culture chrétienne. Dans son Art du roman, Kundera donne comme définition de l’Europe : « Au Moyen Âge, l’unité européenne reposait sur la religion commune. À l’époque des Temps modernes, elle céda la place à la culture (art, littérature, philosophie) qui devint la réalisation des valeurs suprêmes par lesquelles les Européens se reconnaissaient, se définissaient, s’identifiaient ». Kundera et Márai sont tous deux des héritiers de l’esprit européen, esprit de culture chrétienne et d’humanisme artistique.

« La Nation commence avec la littérature » nous dit Márai. Dans ce cataclysme ravageur qu’est le stalinisme, l’auteur essaie de se raccrocher à ce qui lui tient à cœur, son art. Quand il revient dans sa ville, Márai voit se dresser parmi les ruines la statue d’un antique poète hongrois devenu inconnu. Cette image, émergée des décombres, lui redonne l’espoir et semble lui indiquer que « la Littérature est toujours plus forte que l’Histoire ». C’est de la même manière que Kundera a vécu la littérature de son pays : le poète y fait figure de « fondateur d’une culture, d’une nation » . Ce contact intime entre le poète et le peuple, seul l’Europe centrale l’a vécu aussi intensément au XXème siècle. Et c’est ainsi que l’histoire des arts, notamment celle de la littérature, s’est faite peu à peu plus importante que celle des hommes, abjectes, folles, irresponsables. Ces auteurs sont hantés par ces deux histoires ; et si Kundera craint sans cesse la fin de l’histoire du roman, il se réjouit à l’avance de celle des hommes.

Kafka_Mug

LE CHOIX DE LA LANGUE

     Venons en à une problématique beaucoup plus littéraire : le choix de la langue pour écrire. Le hongrois et le tchèque ont pour point commun d’être des langues faiblement parlées à travers le monde. Seulement par quelques centaines de milliers de personnes. La lecture dans ces pays y fait presque figure de devoir national : « le hongrois ne s’était pas encore déposée dans la conscience littéraire pour s’y fixer avec la même stabilité que l’allemand, l’italien ou le français » . La minorité n’implique pas seulement le sentiment d’être une puissance inférieure, elle pressent que la fin de son existence est possible. Elle ordonne un combat de tous les jours. Kundera reprend cette idée lorsqu’il évoque la figure de Kafka, qui avait écrit ses œuvres en allemand (il ne parlait que très peu le tchèque). Mais « imaginons un instant qu’il ait écrit ses livres en tchèque. Aujourd’hui, qui les connaîtrait ? » . Cette remarque nous amène à réfléchir sur le choix de Kundera lui-même. Il a choisit, plusieurs années après avoir quitté la République Tchèque, d’écrire dans la langue de son pays adoptif : le français. Veut-il par ce choix toucher un public plus large ? Ou bien faut-il considérer cela comme une preuve d’amour envers son nouveau pays ? Il ne faut peut-être pas chercher de significations précises dans ce choix… Kundera écrit tout simplement dans la langue du pays dans lequel dorénavant il vit, il habite, il rêve. Le cas de Márai est intéressant car il reflète une autre tendance, celle du maintien de la langue durant l’exil. Il décidera d’écrire en hongrois jusqu’à la fin de sa vie, bien qu’il ait vécu plus de la moitié de son existence hors de sa Hongrie natale. Dans ses mémoires, on perçoit ça et là des notes touchantes à propos de sa langue : « je ne sais écrire qu’en hongrois » , « la langue hongroise, l’unique sens de ma vie » , « une seule véritable patrie : la langue hongroise », etc. Nous retrouvons ici une idée que nous exposions plus haut, à savoir que ces auteurs ont pour histoire celle de la littérature, et comme patrie leur langue. Certes Kundera en a changé, il s’est tourné peu à peu, d’abord en vérifiant les traductions, puis en écrivant ses œuvres (avec son Hommage à Denis Diderot datant de 1981, puis avec ses essais et enfin des romans), vers le français. Mais combien d’écrivains ont fait cela avant lui ? Kundera se pose la question dans ses Testaments trahis et en fait une « arithmétique de l’émigration » : Conrad changera de langue ; Gombrowicz conservera le polonais ; Nabokov adoptera l’anglais ; Brandys fera de même que Gombrowicz. La patrie, pour ces auteurs, c’est leur art, comme la patrie de Stravinski était la musique…

Kundera et Márai ont tous les deux vécu l’invasion de leur pays par des troupes soviétiques et ont décidé de fuir dans un autre pays. Kundera quitte Prague et arrive en France en 1968 ; il y vit toujours. Márai passa quelques années en Europe avant d’aller vivre à New York entre 1952 (date à laquelle il écrit Paix à Ithaque) et 1967 ; il décide ensuite de s’installer en Italie où il vivra treize ans ; en 1980, il retourne aux Etats-Unis où il se suicide en 1989 (son exil aura donc duré quarante et un ans ; celui de Kundera dure depuis trente-huit ans, mais est-ce encore un exil ?). C’est en nous rapprochant des questionnements intimes de ces deux auteurs que nous pouvons comprendre la figure de l’exilé, et par conséquent celle de l’émigré, personnage historique du XXème. Chacun a écrit ce que nous pourrions appeler son "roman de l’exil". Mais la chronologie intime n’est pas la même. Kundera écrit L’Ignorance en 2000, soit plus de trente ans après son départ ; nous sommes enclin à penser qu’il s’agit d’une constatation terminale. Une remarque importante est à faire à ce sujet ; L’Ignorance a d’abord été publié en Espagne en 2000, puis au Mexique, en Italie, aux Etats-Unis, en Angleterre et enfin en France en 2003. Michel Gazier, de Télérama, nous en donne l’explication : « Blessé par une critique nationale donneuse de leçons de grammaire – qui s'est parfois acharnée sur son français dépouillé -, Kundera a choisi de publier d'abord son roman en traduction : en Espagne, puis partout dans le monde... Avant de le concéder enfin à ses lecteurs français, qu'il invite justement ici à réfléchir sur l'exil, l'adoption obligatoire d'une nouvelle vie, d'une nouvelle langue». C hez Márai, Paix à Ithaqueest un roman du début de l’exil ; écrit en 1952, c'est-à-dire l’année où il se fixe provisoirement aux Etats-Unis et se ulement quatre ans après son départ de Budapest, ce roman correspond à la réflexion de la phase première de l’exil, car Márai ne sait pas encore s’il rentrera un jour. C’est à travers ces deux romans, tout deux ayant pour point commun d’invoquer la figure mythique d’Ulysse (mais peut-on parler de "récit odysséen" ?), que se dessine une nouvelle image : celle de l’émigré qui revient dans son pays.

Dès le début, le grand personnage homérique est appelé à la barre comme témoin du siècle. Márai et Kundera utilise la r éférence explicite pour traiter leur sujet : le retour dans la patrie. Kundera est allusif ; il utilise le héros mythique dans des réflexions sur l’Odyssée, sous forme d’essai, mais la story du roman ne le concerne pas. En revanche, Márai construit tout son roman sur la figure d’Ulysse ; Paix à I thaque peut être comparé à un triptyque dans lequel Pénélope, Télémaque et Télégonos peignent chacun leur tour un portrait de cet être éloigné depuis si longtemps. Là non plus, Ulysse n’est pas un personnage de la narration. Sa personne n’apparaît qu’en filigrane, par le truchement des témoignages de proches qui l’ont connu. Calypso, Nausicaa, Hector, tous les grands personnages de l’Iliade et de l’Odyssée seront présents dans le roman de Márai et tenteront d’éclairer le lecteur sur l’identité réelle d’Ulysse. Très vite le motif du retour est détourné de son aspect traditionnel. La première chose que ressentent les exilés à l’idée de revenir dans leur patrie est la peur. Dans son préambule en forme de poème, Márai expose le sentiment d’Ulysse : « Il eut peur de retourner à Ithaque ». Kundera expose cette idée lorsqu’il montre le cauchemar de l’émigré, la peur qui le tenaille la nuit quand il rêve du retour effrayant au pays. Une autre dénonciation se trouve dans la tradition de la nostalgie comme sentiment naturel (et par conséquent, l’absence de nostalgie pour son pays apparaît dans la conscience collective comme anormal) : « Homère glorifia la nostalgie par une couronne de laurier et stipula ainsi une hiérarchie morale des sentiments » . Kundera et Márai réhabilite Calypso dans leur roman ; elle devient celle qu’Ulysse aima, peut-être la seule. Ulysse n’est plus celui qui désire retourner dans son Ithaque natale, mais au contraire désirerait en rester éloigné. Pénélope tient un tel discours après avoir étudié son mari depuis son retour : « Mon mari avait choisi… Il se souvenait de son origine divine, mais seulement comme un exilé qui, ayant trouvé à l’étranger une nouvelle patrie où il se sentirait bien, corps et âme, se rappellerait son foyer » . L’émigré découvre à travers son errance le véritable sens de sa vie, son destin lui apparaît comme un immense voyage qui ne doit pas prendre fin, car « une fois rentré, [Ulysse] comprit, étonné, que sa vie, l’essence même de sa vie, son centre, son trésor, se trouvait hors d’Ithaque, dans les vingt ans de son errance » . L’évocation (et l’invocation) de ce héros est bien naturellement un moyen pour parler du grand thème odysséen : « le retour, le retour, la grande magie du retour » .

     Márai explique que les deux sujets abordés par tous les écrivains à toutes les époques sont « le Nekyia, le voyage au pays des morts et – après l’aventure, après l’Iliade – le Nostos, le retour au Foyer » . Le « Grand Retour », dirait Irena, elle qui, comme Kundera, a quitté la République Tchèque en 1969 et qui décide, après la chute du communisme, de retourner dans son pays. Mais ce thème ne serait-il pas plutôt celui d’une partie des écrivains du XXème siècle, ceux qui ont connu la misère du stalinisme, ceux qui ont habité dans cette partie de l’Europe que l’on pensait lointaine et dont nous savions si peu. Quoi qu’il en soit, le Nostos est bien le terme qui ouvre les deux romans, chacun associant à ce premier motif d’autres réflexions sur l’exil. Kundera développe ainsi une médiation romanesque sur la nostalgie, sur l’ignorance de l’homme face à son destin, sur son incapacité, du fait de sa courte vie, à comprendre la possibilité du changement. Márai en profite pour exposer un thème qui lui est cher : l’attente et le changement de l’individu. « Lorsqu’un homme quitte son foyer et se met en route avec toutes les conséquences que cela comporte, il ne peut pas rentrer complètement plus tard. C’est ce que j’ai vécu. L’on apprend tout doucement » . C’est Pénélope qui parle, mais nous pouvons entendre derrière cette femme déçue la voix de Márai lui-même. Quelques vingt-cinq ans après, l’auteur confirme ce constat dans ses Mémoires : « [l’exilé qui revient] avait péri, même si, physiquement, il était présent, car celui qui était revenu n’était jamais celui dont on avait attendu le retour » . Et pourtant, considérer l’exil comme un fardeau éternel serait une erreur. Car c’est aussi le départ vers une autre vie, vers un autre destin. L’homme est une potentialité d’existence, et l’exil lui offre la possibilité de vivre une nouvelle vie, de voyager vers de nouveaux rivages. Kundera, dans un article paru dans Le Monde en mai 1994, disait : « Notre moitié du siècle (de la Seconde Guerre mondiale à la chute du mur de Berlin), a rendu tout le monde extrêmement sensible au destin des gens interdits dans leur pays. Cette sensibilité compatissante a embrumé le problème de l'exil d'un moralisme larmoyant et a occulté le caractère concret de la vie de l'exilé qui a su souvent transformer son bannissement en un départ libérateur vers un ailleurs, inconnu par définition, et ouvert à toutes les possibilités ».

L__le_des_morts__1883_
                                                                     L'Île des Morts, d'Arnold Böcklin (1883)

    Néanmoins la thématique du retour porte une autre idée qui sera développée par Kundera et Márai : celle de la fin. « À l’infini (car l’aventure ne prétend jamais finir), [Ulysse] préféra la fin (car le retour est la réconciliation avec la finitude de la vie) » . Roman de l’exil et roman de la fin se rejoignent sur les chemins de la littérature. Le retour n’est jamais possible entièrement. Une part de la personnalité est restée dans la patrie lorsqu’on l’a quitté, une autre part s’est crée dans le pays que l’on a adopté. L’émigré ne pourra jamais se retrouver en la personne qu’il était autrefois, et de la même manière, il ne sera pas reconnu par ses compatriotes d’autrefois.

Les « paradoxes terminaux » de Milan Kundera sont une tentative pour comprendre la fin, notamment celle du roman. Il ne s’agit pas d’une mort en apothéose, « ce n’est pas une explosion apocalyptique », nous dit Kundera, « peut-être n’y a-t-il rien de plus paisible » . Le cas d’Ulysse est ici édifiant. Sa fin ne vient pas avec sa mort (celle évoquée dans le Télégonos, que Márai reprend dans son roman). Non, Ulysse commence à disparaître dès son retour. Quand il est de nouveau à Ithaque, il tombe dans ce que nous pourrions appeler le « temps de la répétition » :

L'OUBLI

Le lotus est la fleur de l’oubli, si désirable et pourtant si malsaine. « Celui qui en mange oublie sa patrie et son foyer » . Le lotus comme fleur du temps, comme symbole d’un temps humain trop court pour nous permettre de nous attacher à d’autres lieux, d’autres patries, et trop long pour que nous restions le même homme toute notre vie, pour que nous nous rappelions ce qu’a été notre existence. Márai croit encore (mais il n’écrit que quatre ans après sa fuite) qu’Ulysse se souvient de tout et n’a pas vécu dans l’ignorance durant ces vingt années d’errance. Il a vécu dans les souvenirs. Kundera semble plus lucide sur le sujet : « Pendant les vingt ans de son absence, Les Ithaquois gardaient beaucoup de souvenirs d’Ulysse, mais ne ressentaient pour lui aucune nostalgie. Tandis qu’Ulysse souffrait de nostalgie mais ne se souvenait de presque rien » . Cette période de l’existence humaine que l’on nomme oubli précède le retour. Avant de tomber dans la répétition, répétition de la vie humaine, répétition du roman, il y a l’oubli de ce qui a été et de ce que nous avons connu. Pourtant, l’oubli est bel et bien une fin. Notre Europe actuelle ne parvient plus à se ressaisir, ni à travers sa culture chrétienne, ni à travers ses arts. Elle est en train de s’oublier : « L’Europe des Temps modernes n’est plus là. Celle dans laquelle nous vivons ne cherche plus son identité dans le miroir de sa philosophie et de ses arts ». L’Européen est celui qui a la nostalgie de l’Europe, celui qui n’a pas encore oublié d’où il venait, celui qui n’a pas encore goûté au lotus, la fleur de l’oubli.

L'ADIEU

Comme il y eut un « Grand Retour », il y a un « Grand Adieu ». Adieu à la patrie ? Adieu à la littérature ? Tous les livres que nous avons cités ici évoquent en particulier une image : l’homme qui fait ses adieux à la ville qu’il a tant aimé. De leur point de vue, l’adieu est l’appel d’une nouvelle vie, d’un nouveau départ. C’est Ulysse qui, dans Paix à Ithaque, repart pour de nouveaux voyages ; Irena, celle qui refuse « la finitude de la vie », quitte de nouveau Prague pour construire son propre destin et « mériter sa propre vie » ; mais c’est aussi Kundera et Márai qui, en tant qu’écrivain, poursuivent leur quête dans des lieux étrangers.

Mais l’adieu est aussi le dernier signe avant la fin. Márai, à deux reprises, a fait ses adieux : dans les années cinquante, alors qu’il quitte définitivement la Hongrie, il ne peut s’empêcher de faire un constat sur la littérature. En parcourant l’Europe, et notamment la France, il se rend compte que le livre a perdu son statut d’antan ; il n’est plus rien. Márai évoque son « angoisse devant les changements intervenus quant à l’essence et aux fonctions du Livre. Celui-ci avait cessé de porter un Message pour devenir un simple instrument de communication, un article de commerce » . Certes la culture a cédé sa place à autre chose : culte de la consommation ? de la « communication » ? Culture du loisir et du "passe-temps" ? Le roman contemple peut-être sa fin avec les derniers messagers des Temps modernes…

Márai fit son dernier adieu dans un geste destructeur. En 1989, il se tire une balle dans la tête. Silence et suicide. Il raconte que pendant les années d’occupation, il a vécu la « nuit obscure de l’âme »: « cette nuit a bouleversé mon rapport à moi-même et au monde. C’est en ces instants qu’il faut dire adieu à certaines choses » . En cette année 1948, l’auteur des Braisesobserva la fin de son pays et de sa littérature. Il ne peut se résoudre à partir sans offrir un dernier hommage à la bibliothèque de Budapest, où tous les ouvrages forment une bibliothèque mondiale. C’est ici qu’il fit « définitivement [s]es adieux à la littérature hongroise » . Finalement, ce n’est que quarante ans après qu’il fera ses vrais adieux.

LES VULGAIRES

Quelques années avant cela, en 1980, Márai développe le thème de la fin de l’écriture, dans Judith… et l’épilogue (roman malheureusement non traduit en français). Il y met en scène un écrivain qui ne peut plus écrire face au chaos qui s’installe dans son monde. Voilà ce que pensait Márai à la fin de sa vie : « De partout arriveront les disgracieux, les dépourvus de talent, les hommes sans caractère. Ils aspergeront de vitriol la beauté, ils badigeonneront de suif et de calomnie le talent. Ils poignarderont ceux qui ont du caractère. Ils sont déjà là et ils sont de plus en plus nombreux » . Qui sont-ils ? Les communistes qui envahirent son ancienne Hongrie ? Ou bien tout simplement les gens qu’ils côtoient tous les jours, les écrivains modernes…

Ces « disgracieux », c’est cette « minuscule bactérie » dont parle Kundera dans L’Ignorance : « un ennemi si petit, si vulgaire, si répugnant, si méprisable ». Il semble bien que les auteurs aient eu le même pressentiment face à l’avenir. Les vulgaires comme peuple de la fin, le peuple qui habite ces régions de l’oubli, lieu de la perte des valeurs, l’enfer de la société contemporaine. On voit alors les grandes œuvres et les grands artistes rouler comme des noyés dans la mer de l’ignorance. « Un jour, le corps mort de Schönberg, ballotté par les vagues démontées, heurta celui de Stravinski et tous les deux, dans une réconciliation tardive et coupable, continuèrent leur voyage vers le néant » . Par delà des océans de vide, le voyage du retour se métamorphose en voyage vers le néant. L’écrivain moderne ne peut se résoudre à s’exiler dans ce lieu sans mémoire. Quand Ulysse reviendra de nouveau à Ithaque, il entendra : « Qui es-tu ? »

Memoires_de_hongrie     L_ignorance_Kundera     Paix_a_Ithaque

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