Cycle Kitano - A Scene at the Sea (1991)
"L'idéal serait qu'un film soit comme une photographie et qu'il n'exprime ses émotions qu'à travers ses images" (Takeshi Kitano)
Film japonais de Takeshi Kitano - 1991 - [Ano natsu, ichiban shizukana umi] Avec Kuroudo Maki, Hiroko Oshima (et Susumu Terajima)...
Synopsis : Shigeru est un jeune éboueur sourd-muet qui, un jour, découvre dans une poubelle une planche de surf. Il décide de se mettre à ce sport et passe tout l'été à la plage, accompagné de sa petite amie.
Définir ce film en terme générique tient de la gageur : film contemplatif ? réaliste ? onirique? une fable peut-être... Autant de "genres" ou d'interprétations qui ne peuvent, dans leur rigorisme, cerner cette œuvre. La seule chose évidente tient dans le parti-pris de Takeshi Kitano qui, après avoir réalisé deux films sur la violence, Violent Cop (1989) et Jugatsu (1990), s'attache à retranscrire le quotidien de deux jeunes japonais en marge de la société. Shigeru est un éboueur, il est sourd-muet et par conséquent, est un être isolé des autres. Sa petite amie semble également sourde, même si elle parvient un peu plus facilement à communiquer. Le quartier dans lequel ils vivent est celui d'une vaste cité, avec ses immeubles gris, son béton terne. Même la plage, sale et sombre, semble refléter un quotidien peu reluisant. C'est en quelque sorte l'univers des déclassés, celui sur lequel le réalisateur japonais aime s'arrêter : "Dans mes premiers films, j'avais envie de faire l'éloge de ceux que la société contemporaine néglige. Je veux parler de ces individus décalés, marginalisés, trop facilement, trop simplement mis de côté, sans se poser de questions, un peu comme on balaie le bas de la porte. Dans les années 90 surtout, le cinéma est devenu pour moi un moyen d'expression et de réflexion : réaliser des films m'a permis d'exercer mon sens critique." (Kitano par Kitano, p.122).
La magie de ce film tient peut-être dans une certaine forme d'innocence du réalisateur qui n'en est alors qu'à son troisième film. En utilisant une grammaire cinématographique très simple, Kitano parvient à cerner immédiatement ce qui doit être dit. Les premiers plans de A Scene at the Sea sont les meilleurs exemples de ce cinéma mental qui s'interdit toute explication verbale des événements et qui construit, au contraire, sa propre logique sur la succession des images. Le premier plan est celui de la mer mais dont le son est absent. "Si le bruit régulier des vagues n'existait pas, on ne trouverait peut-être pas la mer si belle que ça", nous dit le réalisateur. Dans son immensité et sa masse informe, la mer trouve un équilibre par le son. Mais justement, le son ici est absent. C'est parce que le plan est une vue subjective du jeune héros Shigeru, sourd-muet, qui perçoit la mer dans tout son mutisme. Toute la suite du film fera évoluer cette vision par l'intrusion de la mélodie de Joe Hisaishi (dont c'est ici la première collaboration avec Kitano) qui enrichit la beauté de la mer et qui donne à voir ou plutôt à percevoir la mer par le regard du personnage. Le deuxième plan nous montre deux personnages dans une voiture, avec le son cette fois-ci. Puis Kitano opère un choix parmi les deux personnages et c'est le garçon de droite qui est choisi. La vue subjective est donc rattachée à lui. Enfin le quatrième plan englobe le tout, le camion et la mer, forme une synthèse de ce tout puis montre à nouveau la mer. Tout le film fonctionne sur ce schéma de réunion des éléments séparés puis d'évacuation de ce qui fait écran.
L'originalité du film repose sur des parti-pris narratifs qui rompent avec le cinéma traditionnel. Pas d'histoire au sens strict. Rupture des enchaînements logiques. Ellipse dans le temps. Inaboutissement des séquences et conclusion décalée du tout. Et même si la chronologie semble respectée, chaque épisode à l'intérieur du tout émerge de nulle part. Pourtant on assiste à des répétitions de scènes (le panoramique des marcheurs qui vont à la plage, le tournoi de surf, les plans de personnages sur la plage, de face et de dos, etc.) qui poussent le film dans une réalité hypnotique, onirique, déréalisée. La deuxième moitié du film rompt avec l'onirisme de la première car elle insiste un peu lourdement sur deux tournois de surf. Il y a enfin ce refus du dialogue, exigé ici par le scénario qui met en scène des personnages inaptes à la parole. Les champ-contrechamp deviennent de longs plans contemplatifs où le regard prend la place du mot. Toutes les autres scènes marquent également le renoncement à des procédés classiques de l'acte et de son effet. Shigeru, dans son incapacité à réagir aux bruits, détruit toute possibilité de cause et conséquence...
Kitano s'interdit également tout épanchement dans le visuel trop lourd. Ses cadres, à la géométrie parfaite, sont comme l'expression d'un regard "juge" qui chercherait à donner de la banalité la plus ennuyeuse quelque chose de poétique. Le film pourrait se traduire comme la perception poétique d'un quotidien terne par le sourd-muet. D'où l'importance de la photographie : "C'est à partir de ce film qu'on a parlé du "bleu de Kitano". Je ne voulais pas de couleurs vives. Juste des tons gris et bleus, comme la couleur terne du béton. (…) Les teintes bleues, les couleurs sombres comme le bleu gris. J'ai commencé à les exiger à partir de ce film."
La fin du film casse brutalement avec le ton léger qui régnait depuis le début. Elle change aussi le point de vue. En littérature, on parlerait d'une focalisation interne provenant d'un autre personnage. Alors que Takako, la petite amie, se rend comme à son habitude à la plage, elle découvre que Shigeru a disparu. Un sous-titre apparaît et nous informe que Shigeru est devenu un poisson. A Scene at the Sea prend alors la forme du conte, dans lequel le jeune prince retourne à son univers véritable. Mais c'est aussi une manière de laisser une distance entre la réalité et la fiction. Peu importe notre interprétation au fond, qu'il se soit noyé ou suicidé, ou bien qu'il se soit enfui avec une autre femme, puisque le cinéaste propose sa vision poétique de l'événement. Laissons le réalisateur japonais s'expliquer là-dessus : "J'ai demandé de sous-titrer cette scène pour expliquer que Shigeru est devenu un poisson. L'espèce humaine vient de la mer. En sortant de l'eau, l'homme a évolué. Dans mon film, il retourne à la mer. Cette scène signifie donc son retour à ses origines. On peut simplifier en disant qu'il est mort. Mais ce n'est pas ça. Retourner à la mer, c'est comme monter au ciel, ou devenir une divinité. C'est un retour aux origines qui me donne le vague à l'âme".
Même si cette explication à mi-chemin entre science et mysticisme peut paraître facile, elle nous aide à comprendre la déformation opérée par un être extérieur (la jeune fille ? le réalisateur ?) du destin du jeune homme. Il n'est jamais évident de dire avec précision, dans les films de Kitano, ce qui relève du phantasme et ce qui relève de la pure réalité. Au reste ça n'est pas très important. Est-ce que A Scene at the Sea est un conte réaliste ? la description d'un idéal poétique ? une comédie sentimentale ? un drame sur l'absence de communication ? Dans tous les cas c'est un très beau film sur le surf, une oeuvre émouvante qui s'attarde sur un personnage isolé, un éboueur sourd-muet qui tente de marcher sur la mer...