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Les Notes d'un Souterrain
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1 avril 2010

Cubisme et Cinéma

"Dans une pièce à trois dimensions se tenait un large groupe de touristes américains. Quand un scientifique entra et émit l'hypothèse d’une quatrième dimension, un sifflement se fit entendre dans un coin. Tout fut aspiré dans la brèche entrouverte."

Mulholland_Drive2

      Inspiré par un article très intéressant d'Emmanuel Plasseraud sur David Lynch paru dans la revue universitaire en ligne Cadrage, et intrigué par une phrase lue récemment dans l'amusante et instructive pseudo biographie de Takeshi Kitano (Kitano par Kitano, Grasset 2010), je me suis penché consciencieusement (une lourde fatigue recouvre cet adverbe) sur le rapport que pouvait signifier Cubisme et Cinéma. Les deux cinéastes ne sont pas aussi éloignés qu'on pourrait le penser. Ils ont pratiquement le même âge (64 ans pour Lynch, 63 pour Kitano). Ce sont des touche-à-tout de génie (l'un peut-être plus que l'autre...) : cinéma, musique, livre, peinture, etc. Ils ont tous les deux subis et goûté le dédain d'Alain Delon lors de festival (Lynch à Avoriaz en 1978 pour Eraserhead - voir le témoignage d'Arrabal ; Kitano à Cognac en 1992 pour Sonatine - voir le témoignage de Jean-Pierre Dionnet sur l'édition de Sonatine chez Studio Canal). Ils ont marqué à leur manière le cinéma.

Déjà, l'article de E. Plasseraud a le mérite de ne pas se cantonner à une simple analyse picturale du lien qu'il pourrait y avoir entre peinture et cinéma. Le cinéma est un art qui se construit tout entier dans une temporalité (non pas une chronologie). C'est dans cette perspective, selon moi, qu'une analyse des rapports entre cubisme et cinéma doit se faire. E. Plasseraud le fait. Il commence son article en rappelant que David Lynch appartient à la catégorie des artistes modernes (comprendre "les artistes de la peinture moderne"). Il souligne également les plans de Mulholland Drive où l'image tend à se rapprocher de l'esthétique cubiste ou quand un élément y fait référence (en l'occurrence le cube bleu). Cette approche me semble un tantinet réductrice quant au rôle joué par le cinéma en comparaison à la peinture. Partant de là, l'auteur tente de montrer que le film de Lynch a des liens évidents avec le cubisme dans la mesure où celui-ci est l'art par excellence qui bouleverse le spectateur dans sa façon de percevoir le monde. Un art qui a un "impact biologique, permettant l'élargissement de la personnalité du regardeur à des strates psychiques oubliées ou refoulées" selon les mots du critique d'art Carl Einstein. C'est l'instrument destructeur qui brise la mer gelée en nous. L'auteur atteint alors ce qui me semble le fondement de son propos et la véritable idée à retenir. Dans son essence même, le cubisme propose des univers contradictoires juxtaposés. Ce qui est le cas aussi dans Mulholland Drive : "Cette construction kaléidoscopique peut donner libre cours à toutes sortes d'interprétation, qui montreront comment une phrase, un objet ou un personnage renvoient, d'une partie à l'autre, à un autre moment, en écho. [...] La reconstitution kaléidoscopique de la seconde partie [du film], par ses résonnances avec la première et ses raccourcis […] nous jette à présent dans l'angoisse. C'est une nouvelle réalité qui apparaît, recomposée comme un tableau cubiste, sauf que cet effet n'est plus spatial mais temporel".

Mulholland_Drive3bis

    Kitano relate de manière similaire ce désir de brouiller les réalités dans les strates de la temporalité et de ne pas rendre le lien entre deux choses aussi évident qu'il pourrait en être. Redonner de la complexité aux choses de ce monde. Forcer le spectateur à retourner en lui-même son regard pour comprendre ce qu'on lui dit.

"J'ajoute que l'une de mes préoccupations, comme réalisateur, est aujourd'hui de parvenir à établir une relation entre le cubisme et le cinéma. Objectif que je n'ai pas encore complètement résolu, mais auquel j'ai commencé à répondre avec mes films les plus barrés, Takeshis' et Glory to the Filmmaker ! Je m'applique à travailler sur le lien entre ce qui est filmé et ce qui est vu et semble vrai. Comme dans un plan, il y a plusieurs séquences, il y a plusieurs stades dans un film. Or, le cinéma pris dans sa perspective cubiste consiste, selon moi, à ne pas forcément coordonner entre elles toutes les séquences lors de la réalisation et du montage, un véritable casse-tête pour le cinéaste." (Kitano par Kitano, p.123)

Pour Kitano, le cubisme au cinéma revient à donner à voir des séquences qui ne s'emboîtent pas les unes dans les autres. Créer un décalage (temporel et non géométrique) entre ce qui est vu et ce qui est vrai, réel. Déformer la réalité pour lui donner une consistance subjective. Jetons un coup d'œil sur quelques critiques prises au hasard de Mulholland Drive. Allons sur AlloCiné, tiens. C'est toujours un grand plaisir que d'aller mettre son nez dans ces réactions "à chaud" de spectateurs lambda qui vous massacrent avec joie vos œuvres de chevet. Prenez votre film préféré, que ce soit Barry Lindon, Le Voyage de Chihiro, Stalker, Hana-bi, La Guerre des mondes, Le Mépris… Peu importe, vous trouverez votre lot de nourritures malsaines pour alimenter votre colère et, avouons-le, votre jouissance. Il est si bon de tomber sur un type qui vous dit, là, que votre film préféré, c'est de la merde, qu'il s'est fait chier devant pas possible, qu'il a dormi même, en plein ciné, pour la première fois de sa vie, que c'est une œuvre qui devrait être remboursée par la sécu tellement elle a guéri d'insomniaques, et cetera jusque tard dans la nuit. Paradoxalement, tout ce boucan, ça vous rehausse. Ca vous donne une idée de l'immensité de l'humanité. Tout ça grâce à Internet. Autrefois on n'avait pas de connexion aussi directe avec les cerveaux des autres, avec toutes ces opinions. Mais passons. La critique la plus fréquente sur Mulholland drive est l'impression qu'il n'y a pas de liens entre les scènes, que tout est décousu, "qu'on n'y comprend rien". La logique narrative standardisée (qui s'apparente à la logique du planteur de choux selon Sterne) voudrait que chaque scène en amène une autre suivant l'ordre de la chronologie et, si possible, qu'elle apporte un degré supplémentaire d'informations ou d'avancée dans l'action. Or Mulholland Drive n'a pas, a priori, de logique narrative dans son ensemble. Un rêve non plus vous me direz. Bien sûr il existe une grille de lecture : le réel, le rêve, le suicide, l'instant d'avant la mort, le passé dans le réel, le présent, la recréation du passé par le biais d'un nouveau présent, etc. En ce sens, le film de Lynch serait par essence cubiste. Il donne à voir une image sous différents angles. La relation entre les deux femmes s'éclairent sous deux feux différents. Prenons un exemple précis (il y en a des tas), un exemple qui plairait à David Lynch : le café. Il est lié dans la vie de Betty/Diane à une expérience douloureuse. C'est lorsqu'elle boit une tasse de café qu'elle apprend que son amante va bientôt se marier avec un jeune réalisateur. Le dégoût s'empare d'elle. Dans le rêve, de l'autre côté du miroir, le café est toujours mauvais. On le vomit avec délectation. Le café est ainsi vu sous deux angles mais traduit la même chose : le dégoût. Une grande partie de Mulholland Drive semble construit de cette manière. Un objet est saisi dans le réel, dans son entière dimension, puis il est recréé, projeté dans un autre espace, donnant à voir le même objet avec une double perspective.

Mulholland_Drive7

    Chez Kitano la déformation semble moins évidente, même si son film Takeshis' reprend cette construction multiple du récit à partir du thème de la schizophrénie (thème phare de la filmographie de Lynch). Deux hommes identiques et pourtant contraires traduisent une même réalité à partir de deux points de vue. "Takeshis' est destiné aux cinéphiles et aux adeptes du surréalisme et du cubisme. […] Comme je l'ai déjà dit, c'est un vieux rêve chez moi : saisir et filmer le distinguo entre ce que l'on croit être vrai et ce qui est vu. […] Je ne voulais pas que les gens "voient" seulement ce film, je tenais aussi à ce qu'ils le ressentent et le vivent" (p.177). Comme le souligne aussi E. Plasseraud dans son article, il s'agit de vivre le film à partir de la structure déstabilisante qui nous oblige à éprouver physiquement (mentalement) ce qui se passe de l'autre côté de l'écran pour les personnages. On peut toutefois difficilement parler de fonction cathartique. Il s'agirait plus d'une énigme donnée dans toute sa complexité au spectateur. Car si les deux réalisateurs semblent s'amuser à détourner le cours normal de la temporalité, il est toutefois utile de souligner que leur méthode de travail diffèrent d'une quelconque volonté de déstabiliser. Ce ne sont, au fond, que des énigmes très simples que nous avons appris à éviter de résoudre. Lynch et Kitano partent souvent de quelques images qu'ils ont imaginées et, à partir de celles-ci, ils écrivent une intrigue qui permettra de mettre en mouvement ces images-clés : "Quand je fais un film, j'ai toujours une scène dans la tête et je conçois l'histoire autour de cette image" nous dit Kitano. Il s'agit donc de créer une forme cinématographique à partir d'éléments épars, éloignés les uns des autres. La chronologie, la linéarité, la logique narrative évidemment en prennent un coup. Qu'il s'agisse d'Hana-Bi, de Mulholland Drive, de Takeshis' ou, plus récemment, d'Inland Empire, on n'a pas fini d'entendre les planteurs de choux se plaindre de cet art qui se moque de la ligne droite.

Mulhollanddrive     Kitano_par_Kitano

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