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Les Notes d'un Souterrain
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5 avril 2010

La Route (2006) de Cormac McCarthy

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                                                                                   Une Ligne en Bolivie, 1981, Richard Long

      Une route, maintes fois empruntée et aujourd'hui asséchée comme les artères d'un mort. La Route, titre du roman de McCarthy qui a été, lui aussi, maintes fois utilisé. Et je pense moins à Kerouac qu'au recueil de nouvelles entraperçu dernièrement de Vassili Grossman (La Route, L'âge d'Homme 2010) ou à la nouvelle de Julien Gracq, "La Route", parue dans La Presqu'île (José Corti 1970). Le plus étonnant est que le récit de Gracq, minces fragments extraits d'un ensemble plus large qui ne verra jamais le jour (le roman prévu ayant été détruit dans sa quasi intégralité), raconte de manière similaire l'errance d'un homme qui, prostré dans l'attente, guette la montée des signes sur une route désertée, dans un monde "ensauvagé". Bien sûr, rien dans le récit de Gracq n'est "désespéré", tout semble sur le point de naître à nouveau, à rebours du texte de McCarthy qui raconte un monde en train de mourir. La vision est diamétralement opposée. Mais le thème, l'errance d'un homme dans un monde post-apocalyptique, reste sensiblement le même. Je ne ferais pas l'affront de me demander si McCarthy a lu Gracq... Mais passons au roman.

C'est l'avancée d'un homme presque mort et de son fils à peine né dans une sorte de froide obscurité muette. Notre monde. Notre monde après un cataclysme qu'on ne comprend pas, qu'on ne nous explique pas, dont on ne saura presque rien, si ce n'est qu'il est à l'origine d'un bouleversement qui a transformé radicalement le visage de l'humanité. La barbarie, aussi rapidement que la pourriture sur les aliments, a recouvert le monde. La poussière forme désormais une taie et donne à voir, ou à lire pour le lecteur, "toute chose telle qu'elle avait été jadis mais décolorée et désagrégée" (p.13). L'immense catalogue de tout ce qui a été perdu, de tout ce qui a sombré, d'abord les étoiles puis l'humanité. Et le monde, avec cette humanité si fragile, semble s'effacer à son tour : "Il se disait que s'il vivait assez longtemps le monde aurait à la fin tout à fait disparu. Comme le monde mourant qu'habite l'aveugle quand il vient de perdre la vue, quand toute chose de ce monde s'efface lentement de la mémoire" (p. 22). Allusion évidente à l'aveugle du Grand Passage qui sombre peu à peu dans le désespoir et qui, bien après, se fera conteur et témoin de cette disparition. Dans La Route, il y a encore des "yeux en sursis pour pleurer [le monde]" (p.115), des yeux qui tremblent dans la pénombre. Car McCarthy cherche très souvent à replacer dans ses romans la figure du témoin, vaste problème sur lequel le roman ne s'attarde pas, ou si peu. Une seule phrase, sortie du contexte et de la logique narrative, telle la parole surnaturelle d'un mort, vient nous répondre par une énigme :

"Pas d'autre bruit que le vent. Que diras-tu ? Un homme a-t-il proféré ces lignes ? A-t-il pris son petit couteau pour tailler sa plume et inscrire ces choses avec de la prune ou de la suie ? A un moment prévisible et écrit ? La mort va me dérober mes yeux. Me sceller la bouche avec de la terre." (p. 224)

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    Le monde a sombré dans l'oubli, dans l'obscurité, éclairant paradoxalement l'évidente inutilité de toute chose, rappelant de cette manière ce qui se produit également à la fin de La Possibilité d'une île de Houellebecq lorsque Daniel s'aperçoit que rien n'a d'existence, que tout est perdu à jamais pour l'humanité nouvelle. Mais cette constatation se double chez le romancier américain d'une réflexion sur l'évidente fragilité de l'humain. Son roman ne fait, au fond, que raconter la possibilité non d'une île mais d'une destruction. Tout ne tient qu'à un fil. L'univers peut sortir de ses gonds, exposant aux yeux des plus incrédules avec quel talent l'humanité se tenait en équilibre : "La fragilité de tout enfin révélée. D'anciennes et troublantes questions se dissolvant dans le néant et dans la nuit" (p.30). La seule véritable émotion ressentie par le personnage est révélatrice. Elle provient de la découverte d'un sextant, symbole d'une éternité humaine possible à l'image des outils perfectionnés des premiers hommes de la Terre. Ce symbole de l'indestructible est tout ce qu'il reste comme idéal pour ce père en quête d'un sens. Un instrument sur lequel il pourra s'appuyer dans son combat avec le désespoir. Car dans La Route, il n'est question que de la fin de tout : celle des objets, de la nourriture, celle de la foi, de la religion, du langage, de l'humanité… Dans ce monde sans Dieu, avec ses "vents froids et profanes" (p.16), ses arbres noirs "se consumant sur les pentes pareils à des bosquets de cierges païens" (p.47), ces "coquilles sans foi de créatures marchant en titubant" sur les routes ensanglantées (p.30), l'homme finit pas sombrer dans un désespoir lucide : "Il sortit dans la lumière grise et s'arrêta et il vit l'espace d'un bref instant l'absolue vérité du monde. Le froid tournoyant sans répit autour de la terre intestat. L'implacable obscurité. Les chiens aveugles du soleil dans leur course. L'accablant vide noir de l'univers." (p.115). L'expérience du combat pour la foi se joue devant nos yeux. D'un côté le père qui s'éloigne de Dieu à mesure qu'il avance sur le chemin du Sud. De l'autre, l'enfant, porteur du feu, retient l'homme au bord du gouffre. Sans lui il n'y aurait plus de haut ni de bas, plus de Nord ni de Sud. Dieu est évacué, pour un temps. Car l'image du père allumant sa lanterne dès l'aube et tirant son fils derrière lui dans l'obscurité, qui rappelle également, comme on a pu le souligner, le rêve final de No Country for old Men, fait écho aux propos de l'insensé nietzschéen (même si la vision de Nietzsche laisse croire à un progrès possible de cette humanité déicide) :

« Où est Dieu? cria-t-il, je vais vous le dire ! Nous l’avons tué – vous et moi ! Nous tous sommes ses meurtriers ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l’éponge pour effacer l’horizon tout entier ? Qu’avons-nous fait, de désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Vers quoi nous porte son mouvement ? Loin de tous les soleils ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? Et cela en arrière, de côté, en avant, vers tous les côtés ? Est-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes dès le matin ? N’entendons-nous rien encore du bruit des fossoyeurs qui ont enseveli Dieu ? Ne sentons-nous rien encore de la putréfaction divine ? – les dieux aussi se putréfient ! Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consoler, nous, les meurtriers des meurtriers? Ce que le monde avait possédé jusqu’alors de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous nos couteaux – qui essuiera ce sang de nos mains ? Quelle eau lustrale pourra jamais nous purifier ? Quelles solennités expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer ? La grandeur de cette action n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour paraîtres dignes de cette action ? Il n’y eut jamais d’action plus grande – et quiconque naîtra après nous appartiendra, en vertu de cette action même, à une histoire supérieure à tout ce que fut jamais l’histoire jusqu’alors ! » (Le Gai Savoir, aphorisme 125).

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    La Route, roman dépouillé à l’extrême, s’écrit par blocs (d’une demi-page en moyenne). Les paysages mornes et gris sont toujours les mêmes. L'impression étrange de se retrouver dans un recueil de Trackl, de revivre constamment la même scène, de voir les mêmes couleurs, les mêmes paysages. Le monde est devenu répétition d'un quotidien qui n'est plus celui de la comédie sociale, ni celui de l'absurde, encore moins celui du tragique. C'est la répétition de la fin, avec ses soubresauts d'horreur et, parfois, de joie. La lente litanie d'une âme qui vacille dans le néant. L'homme a perdu la foi. Il voit fondre en sa main un flocon de neige "comme la dernière hostie de la chrétienté" (p.20).  Et pourtant, le rêve qui concluait No Country for Old Men s'est inversé, offrant ainsi l'image d'un espoir nouveau, celui de l'enfant. C'est lui dorénavant qui porte la lumière dans les ténèbres. "Le petit avait pris la tasse et changé de place et quand il s'était déplacé la lumière s'était déplacée avec lui" (p.237). Au-delà de l'image connue de l'innocence de l'enfant, McCarthy voudrait montrer à la face du monde dans quelle erreur nous nous sommes engouffrés. Il voudrait arrêter le cours du mensonge. Celui d'une littérature qui ne dit rien d'essentiel. "Des années plus tard il s'était retrouvé dans les ruines carbonisées d'une bibliothèque où des livres noircis gisaient dans des flaques d'eau. Des étagères renversées. Une sorte de rage contre les mensonges alignés par milliers rangée après rangée. Il ramassa un livre et feuilleta les lourdes pages gonflées d'humidité. Il n'aurait pas cru que la valeur de la moindre petite chose pût dépendre d'un monde à venir. Ca le surprenait. Que l'espace de ces choses occupaient fût lui-même une attente" (p.162). La valeur du roman ne peut prendre sa source que dans l'avenir , dans la catastrophe à venir. Mais plus généralement, le romancier américain nous montre que tout ce qui se crée possède deux bases, deux socles : l'un solidement ancré dans le passé, l'autre dans un avenir incertain et qui ne peut être qu'une promesse, une attente. Le père a vu la base s'effondrer. Il se tient à son fils comme à une corde au-dessus du précipice. Voir dans cette image une métaphore de l'esprit religieux me semble difficile, excessif. McCarthy parle avant tout des hommes. La destruction lui a ouvert les yeux. Il n'y a rien de plus sacré que ce qui n'a pas encore de place. Dans son désir même de lumière, le père finit par découvrir qu'il a créé cette lumière en l'image de son fils. Sur ce sol sauvage et de nouveau barbare, il est le sauveur religieux qui façonne avec ses propres mains l'argile de l'humanité à venir. Il n'est à aucun moment le créateur d'une quelconque nouvelle religion, encore moins le pro p hète d'un christianisme qui ressuscite de ses cendres, mais l'homme qui découvre en lui-même le sens de toute chose et la présence du monde. Le prophète d'un monde san s dieu. Si le roman peut exaspérer par certains côtés, son manichéisme enfantin, son manque de profondeur psychologique, son incessant ton de gravité (mais peut-il y en avoir un autre ?), son dénouement heureux qui brusque la tendance entière du récit, il n'en demeure pas moins le centre d'une grande interrogation qui a toujours été au centre des récits de McCarthy, à savoir "si la matière de la création peut être façonnée selon la volonté de l’homme ou si le cœur humain n’est qu’une autre sorte de glaise" (Méridien de sang, p. 13).

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