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Les Notes d'un Souterrain
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19 avril 2010

Là-Bas (1891) de Huysmans - Une théologie à rebours

Grunewald_la_crucifixion
                                               La Crucifixion, de Grünewald

      L'autre jour, sur France 5, dans une émission littéraire, Charles Dantzig expliquait à Daniel Pennac que si les romans de Huysmans semblent écrits avec les pieds, c'est parce que le romancier était un fonctionnaire-bureaucrate qui bossait dans une mairie (ou je ne sais plus où). Très bien ! Penchons-nous alors sur les écrivains ayant travaillé dans le secteur de l'assurance, Bernanos ou Kafka, disséquons le style des médecins comme Céline ou Tchekhov, et fournissons à l'université une matière suffisamment dense qui lui permettrait de créer si ce n'est une nouvelle science tout du moins un intitulé de master pour étudiant en mal de sujets... Cela dit, cette remarque quasi scientifique de Dantzig m'a poussé à relire Là-Bas de Huysmans, ce récit sans intrigue où il ne se passe pas grand chose et dans lequel, je le reconnais, la lourdeur de certains dialogues (Huysmans a du mal avec tous les dialogues) et l'utilisation abusive d'une rocaille lexicographique trop visible à mon goût m'ont parfois assez embarrassé. Mais le sujet ? Avec près de 15 millions de visites par an chez les voyants, les cartomanciennes, les oniromanciens, les cafédomanciens et autres scatomanciennes, il me semble que le sujet est d'actualité. Car Huysmans s'intéresse principalement à tout ce qui se distingue du terre-à-terre rationalistel. Il s'oppose ainsi à l'un des mouvements de son temps : "C'est juste au moment où le positivisme bat son plein, que le mysticisme s'éveille et que les folies de l'occulte commencent." (Folio, p.286). Comme à son habitude, Huysmans s'éloigne très vite du petit sujet pour s'attaquer à la clef de voute, l'absolu des choses, la question du Mal. Durtal est un être sans amour, un impuissant du cœur, un homme de race flaubertienne qui préfère les amours de tête... Sa quête d'absolu ne peut donc s'arrêter que sur les deux seuls sujets qui en vaillent la peine : l'art et la religion. Tout le reste n'est que bavardage vide, conversation de café. Refusant le bain tiède des idées de son temps, Durtal s'attaque à la figure de Gilles de Rais, "ce satanique qui fut, au quinzième siècle, le plus artiste et le plus exquis, le plus cruel et le plus scélérat des hommes" (p.47). En une phrase le projet est lancé. Ce sera le paradoxe essentiel, celui qui, depuis les atrocités perpétrées pendant la Seconde Guerre mondiale par un peuple dit civilisé, a éclaté au grand jour. Cette interrogation fait écho aux cris du narrateur des Notes d'un souterrain de Dostoïevski qui s'exclamait : "Vous êtes-vous aperçu que les sanguinaires les plus raffinés furent presque toujours des messieurs extrêmement civilisés à qui, bien souvent, tous vos Attila et vos Stenka Razine n'arrivaient même pas à la cheville ?" (ed. GF, p.65). Étrangement, l'auteur semble se comparer à Dostoïevski puisqu'il le décrit comme un "socialiste évangélique" alors que ce terme est raccordé plus loin à la pensée de Durtal. Depuis la rupture avec le cercle de Zola, Huysmans tente de trouver sa propre voix. Au début de Là-Bas, il parle de "naturalisme mystique", c'est-à-dire un naturalisme auquel on n'aurait pas amputé le sens du spirituel et du mystère. Mais la fin du roman est plus explicite. On y traite de l'incapacité de la démocratie à transformer la société : "Ce qui est étrange aussi, c'est que la démocratie est l'adversaire le plus acharné du pauvre. La Révolution, qui semblait, n'est-ce pas, devoir le protéger, s'est montrée pour lui le plus cruel des régimes" (p.320). Huysmans ne tend pas à proprement parler vers un socialisme évangélique. Mais sa vision désespéré du progrès humain montre son incrédulité concernant une quelconque transformation de la société par la démocratie et son désir de voir naître une politique renouant avec le projet catholique. L'interrogation qui nourrit son étude sur Gilles de Rais et qui tente de distinguer le mal biologique du mal spirituel semble se reproduire à l'échelle de la société toute entière. Du haut de la tour d'ivoire du catholique Carhaix, vaste cellule flottante au-dessus de Paris, Durtal contemple la fange s'accumuler en bas. Le peuple démocrate crie dans les rues la victoire de Boulanger. Nous sommes le 27 janvier 1889, date à laquelle se clôt le roman. Durtal ne croit plus au progrès, plus en l'homme. Un renouveau chrétien est nécessaire pour sauver ce peuple malade. "Carhaix et Gévingey ont peut-être raison, lorsqu'ils professent qu'aucune thérapeutique ne serait assez puissante pour sauver [le peuple]" (p.321).

    Pour Durtal, la persistance du Mal à travers les âges est la seule preuve visible de la possibilité d'un mystère incompréhensible, inaliénable à la petite théorie d'un Charcot. En reliant les crimes démoniaques d'un Gilles de Rais à ceux perpétrés par Félix Lemaître (un jeune garçon de quatorze ans qui éventra un petit garçon "parce qu'il convoite de le voir souffrir et d'entendre ses cris"), Durtal démembre toutes les raisons invoquées par la science moderne. Il ne peut se résoudre à classer la question du Mal dans une catégorie biologique : "Les lésions de l'encéphale, l'adhérence au cerveau de la pie-mère ne signifient rien dans ces questions. Ce sont de simples résultantes, des effets dérivés d'une cause qu'il faudrait expliquer et qu'aucun matérialiste n'explique. Il est vraiment trop facile de déclarer qu'une perturbation des lobes cérébraux produit des assassins et des sacrilèges." (p.140). Le médecin du corps, des Hermies, ne pourra jamais remplacer le médecin des âmes, le Dr Johannès. C'est par le biais d'une théologie négative, d'une méthode qui semble aller à rebours et qui prouve l'existence de Dieu et du Bien à partir de l'existence concrète du Mal, que Durtal semble éprouver des petits picotements de conversion. Cet homme fatigué, incapable d'amour, ennuyé dans l'existence, parvient très facilement à se prouver l'existence des démons. Mais comme il ne croit pas en Dieu, il se voit obligé de vivre avec la certitude du Mal sans croyance compensatoire qui viendrait équilibrer la balance. C'est ainsi qu'il faut comprendre Durtal, qui fume sa pipe tout en s'imaginant les viols perpétrés sur des enfants, les mères éventrées et les fœtus noircis par le feu. Assoiffé de connaissances spirituelles, Durtal est de la race des athées tristes, insatisfaits dans leur manque de croyance, incapables de se rang er dans un positivisme restreint ni dans un occultisme de spectacle bourgeois. Si nous faisons abstraction du jeu littéraire qui nous montre le roman (ou l'étude) sur Gilles de Rais s'écrire devant nous, nous voyons que l'acte de Durtal se résume à revivre l'incarnation du Mal. Il veut prendre la place de Gilles de Rais, non pas pour jouir de la scène comme un artiste du raffinement décadent, mais pour la comprendre, intrinsèquement, approcher du mystère démoniaque et ainsi toucher au plus près du divin. Là-Bas ne me paraît donc pas réductible à la simple biographie déguisée de la conversion de Huysmans, ni même à la peinture d'un Paris fin de siècle et décadent. C'est un traité théologique qui tente de prouver l'existence du divin par la méthode démoniaque. Si le Mal est partout présent sur la Terre, semble nous dire le narrateur, comment pouvons-nous espérer contrer quoi que soit avec des armes informes telles que la biologie ou la démocratie ? Vaste question que le roman laisse en suspens.

La_bas_Huysmans

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