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Les Notes d'un Souterrain
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20 mai 2010

Leonardo Sciascia et le roman de la Sicile - Le Jour de la chouette (1961) et Le Contexte (1971)

un_meurtre

      Il est étrange qu’un roman acheté cette année, dans une librairie qui actualise régulièrement ses rayons, me propose la biographie d’un auteur qui s’arrête mystérieusement à 1985… Et pourtant, en lisant la maigre biographie de Leonardo Sciascia qui se trouve dans l’édition GF du Jour de la chouette, je tombe sur cette note concernant l’année 1985 : « la mémoire, culturelle et historique, en même temps qu’autobiographique, indirecte, disséminée, est, aujourd’hui, l’horizon des textes de Sciascia » (c’est moi qui souligne). 1985… Sciascia n’a-t-il donc rien fait depuis ? N’est-il pas mort d’ailleurs ? 1985… Le roman n’a pas été retouché depuis, pas une seule fois… Je connais les rouages de l’édition et j’imagine très bien ce jeune stagiaire devant la demande inconsidérée (ou considérable, c’est selon) de remanier une vieille maquette. Comment va-t-on bien pouvoir remettre à jour cette biographie sans avoir à tout retaper sur un format numérique… Oui, j’imagine ce jeune stagiaire et je comprends que l’année d’édition soit restée la même tout ce temps, oubliant ainsi la mort de l’auteur qui eut lieu en 1989, le laissant encore voguer comme un fantôme, poétiquement, dans un aujourd’hui éternel, dans une attente figée sur l’année 1985…

Leonardo Sciascia est un Italien, Sicilien pour être précis, connu principalement pour ses romans faussement policiers. N’étant absolument pas un spécialiste du roman policier, il m’est difficile de situer l’auteur dans ce contexte. Une chose me saute aux yeux : un meurtre est commis. Une autre : il n’y a pas de résolution. Pour le dire à l’américaine, le happy end est absent, la morale est biaisée. Vous me direz que la littérature, depuis toujours, depuis Don Quichotte tout du moins, s’amuse à tromper le lecteur. Dans les premières pages du roman de Sciascia, le piège se situe dans le non-dit, dans le défaut d’informations. Il y a un mort, mais on ne comprend qu’après coup qu’il y a eu des coups de feu. Un dialogue décousu se fait entendre, puis nous comprenons que le personnage est au téléphone et qu’on ne peut entendre la réponse de l’interlocuteur… Dès le début, la mise en place de pièges est annoncée. Le piège était déjà présent dans un roman comme Le Meurtre de Roger Ackroyd et se retrouve bien plus tard, d’une autre manière, dans la Trilogie New-yorkaise de Paul Auster. Avec Sciascia, la subversion du genre se produit à cause d’un problème véritable, réaliste, celui de la mafia universalisée. Le roman policier disparaît dans les brumes du roman politique.

Dans la conscience du Sicilien, la famille est la seule institution réellement vivante : vivante plutôt comme un nœud dramatique fondé sur un contrat et sur le droit, qu’en tant qu’agrégat naturel et sentimental. C’est la famille qui est l’Etat du Sicilien. L’Etat, ce qui est l’Etat pour nous, est en dehors de lui : c’est une entité de fait réalisée par la force… (Le Jour de la chouette, ed. GF, p.143)

Sciascia, ancré profondément dans sa Sicile natale, n’hésite pas à en dénoncer le grand tabou, celui de la corruption généralisée que l’Italie, ce « pays étranger à l’ironie » (p.116) comme le note l’auteur dans Il Contesto (Le Contexte, ed. Denoël), refuse de regarder en face. Dans Le Contexte, Sciascia poursuit son investigation sur le milieu de la pègre. La série de meurtres commis contre des magistrats pousse l'enquêteur Rogas à s’interroger (Rogas signifie justement en latin "tu interroges") sur le mal véritable qui gangrène la société. Mais pour cela, il se voit contraint de désobéir à son statut premier, comme si la cage dans laquelle il évoluait n'était pas assez grande. Le prétexte du crime, et celui du genre, le roman policier, ne sont là que pour s'approcher d’un problème hautement plus vaste et flou : 

A l’intérieur du problème posé par une série de crimes que par sa fonction, par profession, il se sentait tenu de résoudre […], un autre problème avait surgi, hautement criminel en l’espèce, un problème relatif à un crime prévu par les principes fondamentaux de l’Etat, mais qu’il ne pouvait résoudre, celui-ci, qu’en dehors de sa fonction, contre sa fonction. Il s’agissait pratiquement de défendre l’Etat contre ceux qui le représentaient, qui le détenaient [...](p.97).

Sciascia
Leonardo Sciascia en 1978

    Du roman policier surgit le roman politique, masquant l’horizon d’attente pour tous les lecteurs. Il n’y aura pas de résolution de l’enquête, personne ne sera puni. Et si Le Jour de la chouette laisse entrevoir les véritables criminels, Le Contexte annule cette possibilité et se termine dans un climat de désespérance très sombre. Au fond, chez Sciascia, tout n’est affaire que de mensonges, de mise en scène et de témoignages incertains. La figure du témoin, tour à tour comique, diabolique, sincère, nous pousse à nous interroger sur la validité de toute parole. L'inspecteur Rogas, en lisant d'anciens procès-verbaux, « acquit la conviction qu’au fond il était peu difficile de distinguer, même dans des papiers morts, au travers de paroles mortes, la vérité du mensonge » (Le Contexte, p.20). Dans les romans de Sciascia, le témoin apparaît comme le signe incertain, le signe à interroger sans cesse. Il est à la fois le vecteur du mensonge et de l’erreur et le grand révélateur. L’introduction de Claude Ambroise pour l’édition GF (écrite, donc, il y a plus de vingt-cinq ans…) nous fournit un point de vue essentiel sur la poétique du témoin : « Reste que le témoin est celui qui était là. Hors du coup, mais présent. Ce troisième, il va subsister au-delà de l’événement. Il est le survivant. On ne se souvient que si on a survécu et le témoin voit pour se souvenir. Sa fonction sera essentiellement rétrospective, la parole et la mémoire lui sont consubstantielles. Il se pose en s’opposant à la mort et à l’oubli. Le témoin exige un interlocuteur, un autre qui l’entende. » (p.6). Dans ces deux romans, le témoin n’est jamais tout à fait fiable. Il conduit généralement à l’erreur. Seul l'inspecteur, toujours sur la bonne piste, capable de comprendre la falsification des signes, avance, tout comme son lecteur, dans le labyrinthe. Mais très vite se retrouve-t-il devant un mécanisme qu’il ne peut forcer. Cette profonde déception est là pour attirer le regard, pour déjouer le jeu du cliché, de l’attendu. Comme si la marionnette du loup finissait par dévorer le héros alors que tous les enfants dans la salle lui criait de faire attention derrière lui... Le loup se régale, puis s’en va, tout comique qu’il se sent… La poétique du témoignage conduit inévitablement à une multiplicité des récits et des réponses possibles. Le fait est que Sciascia n’est pas du côté de la variation des fins possibles mais dans l’anéantissement de toute fin possible. Avec la mort de l'inspecteur vient le temps non pas simplement de la métafiction qui réfléchit sur son propre genre mais celui du refus pur et simple de jouer le jeu. Le spectacle de marionnette prend la forme d'un conte angoissant, incompréhensible, déstabilisant. Le visage des spectateurs, si radieux au début, se mue en grimaces. « J'ai commencé à écrire [Le Contexte] avec amusement et, quand je l'ai fini, je n'avais plus envie de rire » finit par écrire Sciascia. 

Le_contextejourdelachouette

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