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Les Notes d'un Souterrain
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4 avril 2009

Les Sorcières de Macbeth

directions
                                 Tom Cruise et Samantha Morton dans Minority Report

    Le paradoxe de la probabilité dans le monde de la providence, en opposition à celui du libre arbitre, ne pourra jamais être traduit en équation mathématique. Dans le monde mathématique, un homme face à une alternative, disons deux chemins ouverts à lui, aura une chance sur deux de prendre le chemin A par rapport au chemin B. Mais d’un point de vue fataliste, du point de vue de la  providence, l’homme en question, disons un chevalier du Moyen Âge, aura toutes les chances de prendre le chemin qu’il devait prendre. Il ne peut pas en être autrement, puisque c’était écrit que…, etc. Mais si l’homme est averti, disons par un oracle, qu’il va prendre précisément ce chemin, alors le monde des probabilités s’annule. L’homme pourra suivre la prophétie aveuglément, ou bien lui désobéir en connaissance de cause. Il ne s’agit plus de choisir mathématiquement une solution, mais de faire un choix moral. Son libre arbitre reprend le dessus, et la probabilité mathématique (soit A, soit B) tend à disparaître face à un dilemme moral (soit j’obéis à l’oracle, soit je lui désobéis). Philip K. Dick en parle dans une courte nouvelle, Rapport minoritaire, adaptée par Steven Spielberg en 2001 (Minority Report). Cette nouvelle met en scène trois « précogs » capables de prédire l’avenir, en particulier les crimes qui vont être commis. L'abolition du système punitif post-crime fondé sur l’emprisonnement et l’amende a conduit à la création d'une société où le châtiment précède le crime qui, au final, n’a jamais lieu. Une société qui refuse de juger moralement et qui préfère regarder le monde à travers les yeux d'un autre.le_chateau_de_l_araignee

Si j’évoque Minority Report, c’est parce que les trois précogs semblent être une variation des trois sorcières de Macbeth. La nouvelle de Dick peut facilement être lue comme une variation littéraire et métaphysique des conséquences de la prédiction faite à Macbeth. Akira Kurosawa, le plus occidental des Japonais (avec Miyazaki), a réalisé avec Le Château de l’Araignée  (1957) sa propre version de Macbeth à l'époque des guerres intestines du Japon médiéval. Deux seigneurs, Washizu et Miki, découvrent au détour d'un chemin dans la forêt de l'Araignée une étrange vieille femme qui leur prédit que l'un deviendra roi tandis que l'autre, dont le destin est à la fois « plus petit et plus grand », verra son fils succéder à la couronne. Le premier accomplit la prophétie en tuant le roi de son propre chef et en prenant sa place. Mais redoutant que sa place ne soit prise par le fils de son ami, selon les dires de la prophétesse, il va chercher à le faire assassiner afin de rester sur le trône. Prenant des éléments précis à la pièce de Shakespeare, dont cette "intrigue" primaire, Kurosawa estime que son film ne peut "coller" entièrement à l'œuvre du dramaturge anglais. Il choisit donc de remplacer le verbe, essentiel au théâtre, par les décors, l'atmosphère et le mouvement des corps des personnages(1). C'est par ces trois éléments que Kurosawa parvient à retranscrire le propos de Macbeth sans jamais tomber dans les travers d'une adaptation trop fidèle à la lettre.

Aveugle

    Dans sa pièce, Shakespeare parle de « the weird sisters » pour désigner les trois sorcières. Ces « sœurs fatales » doivent être considérées comme des divinités du destin, capables de prédire l'avenir des hommes, mais qu'il ne faudrait pas confondre avec les Parques. Kurosawa annule cette trinité et pose une seule sorcière dans son film. Mais celle-ci, qui se présente comme une vieille femme en train de filer, appelle deux références précises : le fil est bien évidemment une des caractéristiques de l'araignée, d'où le titre du film. Mais c'est également, et surtout, l'objet qui caractérise les Parques. Les déesses grecques du Destin étaient constituées de Clotho, la fileuse, Lachésis, qui tient le fil de la vie, Atropos qui le coupe. Kurosawa réduit ces trois déesses à un seul personnage symbolique : la fileuse de la forêt de l'Araignée. Philip K. Dick, et Spielberg, reprennent ce thème avec les trois précogs dans Minority Report. Il y a notamment ce passage où le personnage incarné par Tom Cruise, aveugle à ce moment-là, n’a pas d’autres choix que de suivre un fil pour atteindre un frigo et d’avoir une chance sur deux de prendre le bon sandwich… Ces trois précogs sont à leur manière des divinités du destin, poussant par leur prophétie même le personnage à accomplir ce qu'il tentera justement de ne pas faire. Mais au lieu de le pousser au Mal, ces trois divinités cherchent avant tout à se délivrer de leur rôle de divinatrice. La prophétie n'est rien d'autre que l'expression de la volonté d'un des précogs, l'expression d'un choix moral. Chez Shakespeare, et Kurosawa, la prophétie pousse les personnages au Mal. Toute l'ambiguïté porte sur ces personnages qui interprètent de travers ou, pire, qui doutent de la véracitéla_fileuse_sdd des dires de la sorcière et qui se sentent l’obligation d’accomplir ce qui est sensé arriver. C'est ainsi que la prédiction qui devait être bonne se révèle être le point de départ d'une spirale maléfique. L'ambivalence entre le Bien et le Mal ne touche pas vraiment les sorcières, qui se fiche des distinctions (« fair is fool, and fool is fair ») mais seulement les hommes qui obéissent aveuglément à la prophétie. Une question s'impose : la prophétie était-elle juste ? Oui, puisqu'elle s'accomplit…

Contrairement à Macbeth qui montre que la révélation de la prédiction pousse les hommes a l’accomplir, Dick tend à montrer que la connaissance même de ce futur le modifie… Mais tout le paradoxe de la prophétie se trouve dans ce changement du futur par la prédiction même de l'avenir : « Il ne peut pas y avoir de réelle connaissance du futur. Dès qu’une information prégognitive est livrée, elle s’annule d’elle-même. L’affirmation selon laquelle cet homme commettra un crime dans le futur est un paradoxe. Le simple fait de posséder cette donnée la fausse. » En réalité, l’homme qui apprend sa destiné n’est pas plus libre qu’un autre. Anderton par exemple est poussé malgré lui vers le crime qu'il doit commettre. Simplement sa position morale change, l’homme passe d’une dimension de la probabilité à celle du choix moral. En apprenant qu’il va être roi d’Ecosse, Macbeth refuse de choisir et prend la responsabilité d’accomplir la prédiction dans le Mal. Il devient donc entièrement responsable de cet état de fait. Dans Minority Report, Anderton, poussé par le système précrime, semble également être amené au meurtre que les précogs ont imaginé. Peu importe au fond que les sorcières de Shakespeare prédisent une chose bonne ou que les précogs annoncent des crimes, puisque dans les deux cas se posent les questions du dilemme moral, de la responsabilité et du choix volontaire. Dans un cas, l’homme cherche à accomplir ce bien par le mal, dans l’autre l’homme empêche le mal de s’accomplir mais annule la dimension morale appartenant à l'humanité. Le Mal peut-il être aboli sans que l'on détruise la liberté morale et le libre arbitre de l'homme ? On a l'impression avec Macbeth que l’accomplissement du Mal est l’expression morale ultime du libre arbitre de l’homme... Vision très noire, je vous l’accorde, de la destinée humaine qui tend tout à même à s’atténuer si on prend le problème par l’autre bout : l’homme se montre entièrement libre non pas en refusant la prophétie, ni en l’accomplissant, mais en cherchant à se responsabiliser de ses choix. Raskolnikov décidera de se repentir, le prince Mychkine retombera dans la folie, Macbeth meurt en reniant ses propres choix (c'est-à-dire l’obéissance à la prophétie des sorcières), et Anderton choisit de libèrer les sorcières de leurs chaînes et donc d'offrir à l'homme une nouvelle société où la prise de conscience, la morale, la responsabilité et la liberté reprennent le contrôle de la destinée humaine.

Note

 

(1)Cette infidélité à la pièce originelle découle également de la volonté du réalisateur d'utiliser l'esthétique du Nô. Le Nô est un style traditionnel du théâtre japonais, longue représentation où les acteurs portent des masques et s'expriment principalement par leurs gestes. Comme le souligne Kurosawa : "les techniques du Nô sont aux antipodes du cinéma". Ainsi les plans d'ensemble relativement fixes dans le film, à l'image du Nô, se doublent d'un mouvement ample des éléments à l'intérieur du cadre. Le film oppose d'ailleurs deux univers théatrales : l'homme, joué par l'immense Toshiro Mifune, dont le jeu est proche de l'expressionnisme, avec moult mimiques, et celui de la femme, dont le jeu extrêmement intériorisé se traduit par une fermeture du visage et une extériorisation de sa psyché dans ses mouvements corporels. Cette opposition rappelle indirectement la différence de jeu entre celui du Nô et celui d'un théâtre plus européen, comme par exemple le théâtre élisabéthain

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Commentaires
A
c'est très très bien !
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