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Les Notes d'un Souterrain
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9 avril 2009

Dostoïevski : les tentations de la parole

Bosch_Portement_de_croix
                                                 Le Portement de croix, Jérome Bosch

    Tous les grands personnages dostoïevskiens sont d’éternels adolescents en proie à un gigantesque rêve secret. Quand on lit coup sur coup Crime et Châtiment et L’Idiot, écrit respectivement en 1865 et en 1868, on s’aperçoit de l’ambivalence même des idées de Dostoïevski sur cette adolescence intellectuelle. Reproduisant la même dynamique que cette polyphonie inhérente à ses romans, le diptyque composé de ces deux oeuvres contraint le lecteur à relativiser les points de vue. Raskolnikov et le prince Mychkine sont tous les deux des illuminés, certes, avec une tête remplie d’idées livresques, certes, mais l’un développe une idée immorale sur la possibilité du « crime légal » de la part des hommes extraordinaires tandis que l’autre croit fermement en un amour universel de tous les hommes et développe la notion de responsabilité universelle. Pour reprendre une expression typiquement shakespearienne, ils ont la tête à l’envers, l’un vers le mal, l’autre vers le bien…

Ces deux personnages ne connaissent pas le monde : Mychkine a passé vingt-cinq ans dans une maison de repos en Suisse et Raskolnikov vit au fond d'une misérable turne de Petersburg, lové « dans son idée ». Pour le dire avec des petits mots, ce sont tous les deux des puceaux ignorants. Leur première sortie, à l’exemple de Don Quichotte, les confronte avec le monde tel qu’il est. Ils apprennent à souffrir, ils goutent à la souffrance véritable qui n’est pas celle née d’une science romanesque. Ils quittent l’adolescence et vacillent au seuil de l’âge adulte. L’erreur de ces personnages découle en partie de leur manière de calculer l'action avant même de se jeter dans le monde. Une fois leur équation posée, ils se rendent compte désespérément que leur raisonnement était faux. Raskolnikov cède à la tentation du mal, à l’arithmétique démoniaque : « Tue-la et prends son argent, dans l’intention de te consacrer ensuite, avec l’aide de cet argent, au service de l’humanité et de la cause commune : qu’en penses-tu, est-ce que ce petit crime minuscule et unique ne sera pas effacé par ces milliers de bonnes actions ? […] Une seule mort, et cent vies en échange, mais c’est de l’arithmétique cela ! » (p. 97) On sait la haine de Dostoïevski pour toutes ces mathématiques intellectuelles qui doivent conduire à une utopie sociale. Le monde humain n’est pas réductible à une équation, à une idée, à une idéologie… même si c’est pour faire le Bien. L’idiot en fait également l’expérience et après avoir donné sa promesse à Nastassia de l’épouser, il chute peu à peu dans le cercle infernal de cette responsabilité totale. Il s’aperçoit, dans un ultime moment de lucidité, que son idée grandiose du Bien s'est soldée par une double erreur : il perd celle qu’il aime, Aglaïa, et il perd celle qui désirait être perdue, Nastassia. Ces deux grands adolescents qui ont la tête remplie de « rêves livresques » et « un cœur irrité par les théories » échouent face au monde.

Bosch_la_nef_des_fous
                              La Nef des fous, Jérome Bosch

    Ainsi la tentation du romanesque, qui se divise en tentation du mal et tentation du bien, mène à une mort certaine (tout comme c’est le cas dans Don Quichotte, dans Madame Bovary, que le prince Mychkine trouve dans l’appartement de Nastassia, mais aussi dans le poème du Chevalier pauvre de Pouchkine qui « mourut comme un dément »). Cette tentation du romanesque conduit au mensonge et impose au final le silence à ses personnages : « Il lui apparut tout à fait clairement et intelligiblement qu’il venait de dire un effroyable mensonge, que non seulement il ne lui arriverait plus jamais de lui parler tout son saoul, mais que même il lui serait désormais impossible de parler de rien, jamais, ni avec personne. ». C’est exactement l’inverse de ce que se propose l’homme des souterrains qui « parle, parle, parle » tout en ayant honte de ce qu’il dit. Mais Dostoïevski ne se cantonne pas à cette constatation trop noire et ouvre chacun de ces romans sur une nouvelle dimension, une sorte de nouvelle tentation. Non plus la tentation du romanesque mais celle de la parole véritable, celle du Christ. L’arithmétique démoniaque s’efface devant la vraie science de l’homme et, de la même manière, le socialisme, le progressisme et la parole idéelle laissent place au repentir, au pardon et à la vraie parole. L’adolescent dostoïevskien abandonne son idée de la souffrance en décidant de porter sa croix. Mais quelle est cette nouvelle parole ? Le prince Mychkine retombe dans son idiotie première, c'est-à-dire dans un silence débile et semblable à un néant. Raskolnikov, désormais en Sibérie, continue à parler intérieurement comme il le faisait à Saint Petersburg. Mais dans ses rêves naît une vision de l’homme futur, à mi-chemin entre une race supérieure et évoluée et le peuple ancestral d’Abraham, à mi-chemin entre les premiers et les derniers temps : « Dans tout l’univers il ne put se sauver que quelques individus : c’étaient les purs et les élus destinés à engendrer une nouvelle race d’hommes et une nouvelle vie, à rénover et purifier la terre : mais personne n’avait jamais vu nulle part ces hommes-là, personne n’avait entendu leurs paroles ni leurs voix. » (p.623). Dostoïevski passe sous silence cette résurrection de la parole et de l'être. Mychkine est abandonné au fond de son asile, Raskolnikov demeure dans sa prison sibérienne...

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