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Les Notes d'un Souterrain
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21 février 2010

Le Tunnel (1948) d'Ernesto Sábato - Les Voix du souterrain

Le_tunnel

     Il y a des poncifs émis et à émettre sur toutes les œuvres. Commencer cette critique du Tunnel de Sábato en parlant du roman policier ou du thème de la jalousie m'en semble un. Nécessaire, vous me direz. Mais autant dire qu'Henri IV est mort. Déjà dit, déjà vu. Vous me direz également que terminer un roman sur la jalousie par le meurtre de la femme en est un autre... Dire que ce roman fait partie des grands monologues hallucinés de la littérature en est peut-être un aussi, certainement même, mais celui-ci me plait un peu plus. Car la démarche de Sábato est bien de décrire de l'intérieur le comportement d'un homme malade, de nous montrer le fond de sa folie tout en refusant le jeu littéraire de l'hallucination vécue sur le moment, puisque le narrateur est revenu de son enfer, qu'il est à nouveau en possession de sa santé mentale, tout du moins de sa lucidité. Au fond - on peut le dire puisque Juan Pablo Castel annonce dès les premières lignes son procès et son incarcération - c'est le récit d'un prisonnier. Le récit d'un meurtrier qui tente de retracer la généalogie de son crime et, qui sait?, de se disculper aux yeux d'un tribunal imaginaire : "je suis poussé par le faible espoir que quelqu'un parviendra à me comprendre. QUAND CE NE SERAIT QU'UNE SEULE PERSONNE" (p.14). On le suit dans ses réflexions, on assiste à ses analyses qui ont pour but de recréer toutes les possibilités que chaque situation recouvre, travail incessant d'un esprit affolé par le vide de l'avenir, de l'éventualité. C'est un esprit qui se veut logique, pragmatique, comme le serait celui d'un inspecteur de police, mais qui finit par sortir de son ornière dans une déviation finale : "Nombre des conclusions que j'avais tirées de cet examen lucide mais fantasmagoriques étaient hypothétiques ; je ne pouvais les démontrer et pourtant, j'avais la certitude de ne pas me tromper" (p. 127). Quel plus bel exemple de folie à moitié avouée. Juan Pablo Castel ne s'en cache pas. Il est habité par un mal qui justement gangrène ses idées. L'image de l'esprit envoûté est récurrente : "Ma tête était un véritable pandémonium" (p.53), le "chaos de mes idées"… Quel bonheur de voir le personnage s'affoler et se contraindre à toutes les déductions suite à la lecture de ce message :

Moi aussi je pense à vous
                          Maria

Le délire interprétatif qui suit ces quelques mots très simples (et qui prend tout le chapitre XIII) me rappelle instinctivement une autre lettre mal interprétée. Une lettre d'embauche, bête comme la plus bête missive administrative. Celle que l'arpenteur reçoit dans Le Château et qu'il fait lire au maire. Tous les mots que K. avait pris en un sens sont démembrés et retournés de l'intérieur, comme si le maire avait le pouvoir de lire les phrases dans un miroir, y découvrant du même coup un nouveau langage… Dans Le Tunnel,  nous sommes dans l'esprit pervers, retors, démoniaque du narrateur qui s'évertue à dresser toutes les fourberies, mesquineries, sous-entendus que la femme, Maria, a pu cachés dans ces mots si simples. Même si le narrateur tente de se raisonner, son démon reprend toujours le dessus : "J'essayai alors d'oublier toutes mes stupides déductions à propos du téléphone, de la lettre, de l'estancia, de Hunter. / Mais ce fut impossible"(p.58). Car le narrateur est également prisonnier de sa propre conscience, vaste tunnel que le romancier développe dans une longue image finale. L'homme erre dans sa conscience, à l'aveugle, comme l'homme des souterrains creuse ses galeries. Cette remarque m'amène bien sûr à évoquer deux récits, deux monologues hallucinés eux aussi, que Sábato a dû lire (même si je ne connais pas les dates de traduction de Kafka en espagnol) : Les Notes d'un souterrain de Dostoïevski et Le Terrier de Kafka. Dans le premier se trouve le narrateur qui se livre à une confession sur sa nature véritable, sur son dégoût généralisé de l'humanité et qui va jusqu'à lui-même, dans le second la bête d'un souterrain qui explique vainement sa formidable construction et son désir de solitude absolue doublé d'une angoisse incontrôlable, paranoïaque, de tout ce qui l'entoure. Le Terrier est surtout l'occasion d'évoquer cette psychologie déviante de la bête traquée par ses démons, tout comme Juan Pablo Castel se trouve habité par ses démons :

"Qu'est-ce que la confiance ? Je me fie à quelqu'un quand je suis face à face avec lui, mais puis-je encore me fier à lui quand je ne l'ai pas sous mes yeux […] ? Il est relativement facile de faire confiance à quelqu'un quand on le surveille en même temps, ou tout du moins quand on peut le surveiller ; il est peut-être même possible de faire confiance à quelqu'un de loin, mais de l'intérieur du terrier, du fond d'un autre monde en somme, je crois qu'il est vraiment impossible de se fier à quelqu'un du dehors." (Kafka, Le Terrier)

Ernesto_Sabato

 

Le récit kafkaïen prend la forme d'un immense labyrinthe que l'on aurait creusé dans la conscience d'un être, d'une bête, qui ne parvient pas à vivre au sein des hommes. Sábato ajoute à cette dimension le reflet de la schizophrénie. Cette image du double dans le miroir qui est le Mal incarné, comme David Lynch l'a fait dans Twin Peaks. C'est l'esprit du sous-sol, celui qui hante les longues galeries de son terrier intérieur ; c'est, pour reprendre la terrible image de Sábato, l'esprit de la cave :

"Quelle pitié qu'il y ait eu derrière tout cela des faits inexplicables et suspects! Comme je désirais me tromper, avec quelle anxiété je souhaitais que Maria ne fût que cet instant ! Mais c'était impossible : tandis que j'entendais les battements de son cœur contre mon oreille et que sa main caressait mes cheveux, de sombres pensées se mouvaient dans les ténèbres de ma tête, comme dans une cave fangeuse : elles attendaient le moment de se dresser, pataugeant et grognant sourdement dans la boue" (p. 108)

Dans cet univers clos sur lui-même, aucun personnage ne parvient à s'affirmer. Rien ne compte au final que cette parole qui a besoin de se dérouler, qui a besoin de sortir comme les laves d'un volcan longtemps éteint. Bien plus que le jeu littéraire, bien plus que les détails concernant l'inconscient (les rêves, le tableau, etc.), c'est la parole dans ce qu'elle a de plus pervers qui nous fascine dans ce roman. Elle est le moteur, la nourriture des réflexions démoniaques, psychotiques, retorses de Juan Pablo, mais elle est également son salut dans le procès qui se joue dans son esprit. La parole qui fait revivre et qui tue à nouveau, encore et encore. Juan Pablo rejoue sa comédie de la jalousie, recrée pour sa propre joie, dans sa rage insatiable, cette horreur du meurtre de celle avec qui il ne pouvait pas vivre. Condamné à vie dans son tunnel, le narrateur démoniaque n'en finit pas de veiller sur sa propre construction souterraine. 

Couv_Le_Tunnel

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