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Les Notes d'un Souterrain
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10 avril 2010

Qu'est-ce que la (mauvaise) littérature ?

"Il n'y a pas à dire, toute l'école naturaliste, telle qu'elle vivote encore, reflète les appétences d'un affreux temps. Avec elle, nous en sommes venus à un art si rampant et si plat que je l'appellerais volontiers le cloportisme."
Huysmans, Là-bas, Folio p. 29.

un_lecteur_attentif

      Vouloir à tout prix, comme c'est le cas depuis plusieurs années avec l'expansion de la blogosphère, juger le "cloportisme", pour le dire avec les mots de Huysmans, de notre époque et de notre littérature, et prétendre à une possibilité de jugement définitif, c'est croire en l'existence de critères supra-littéraires aptes à classer les œuvres selon une échelle de valeurs. Le dilemme, quand on désire prendre partie sur cette idée de la hiérarchisation ou classification des œuvres d'art, c'est qu'il nous faut choisir, quoi qu'on en dise, entre deux solutions bâtardes, informes, fausses. La majorité se range sous la bannière de la subjectivité. Une sorte de relativisme critique qui prône l'égalité de tous les romans (ce qu'on a pu appeler la démocratie participative du web et qui recoupe la notion beaucoup plus large de démocratie de l'art) et qui refuse l'idée d'une hiérarchisation. Tout serait affaire de goût personnel, de choix individuel. Il serait impossible de faire une distinction entre les milliers de romans paraissant chaque année et il n'existerait pas de critères objectifs pour juger les livres. Si j'ai le malheur de dire, avec les mêmes mots que Flaubert, que "ce qui m'indigne tous les jours, c'est de voir mettre sur le même rang un chef-d'œuvre et une turpitude. On exalte les petits et on rabaisse les grands. - Rien n'est plus bête ni plus immoral." (Lettre à George Sand, 2 février 1969), alors tout un pan de la masse viendra me tomber dessus comme une armée de morts-vivants pour me dire qu'on ne dit pas "c'est bon, c'est pas bon" mais "j'aime ou je n'aime pas"… Et si vous osez demander à un mauvais lecteur s'il est possible de comprendre quoi que ce soit sans avoir lu Don Quichotte, Tristram Shandy, Jacques le fataliste, Balzac, Flaubert, Dostoïevski, Kafka et autres, vous verrez pointer comme le dard du moustique la réaction farouche des défenseurs de l'égalité des lectures. Cette notion de continuité de l'art du roman vient percuter, dans un nuage de poussière brumeux, la nébuleuse informe de la blogosphère. Car la blogosphère est dénuée de centre, de regard englobant, d'instances qui serviraient de phares dans la nuit. Elle ne s'ordonne pas autour d'une vérité centrale à partir de laquelle chacun pourrait se positionner à l'intérieur d'une unité. Elle est au contraire un tissu qui présente en chacun de ses points la même signification et la même importance. A employer des mots trop forts, trop impolis (qui sortent tout droit de la Théorie de la folie des masses de Broch lu en ce moment), je risque de passer pour un homme méchant (la "méchanceté" est un des adjectifs les plus utilisés aujourd'hui contre les critiques). Et pourtant, je suis si éloigné d'une autre tendance qui consiste à faire des théories sur tout, en premier lieu une théorie du roman. Les théories nient le libre arbitre, refusent les écarts, n'acceptent que très difficilement et sous le coup de la menace le moindre changement dans leurs équations et ne rêvent au fond que de s'ériger en vérité unique et universelle. Faire de la théorie, c'est vouloir réduire une sphère incontrôlable à un schéma connu. Les théoriciens, face à l'art du roman, me font penser à ces méprisants du roman, à l'instar de Pierre Manent : « [Je ne sais] pas moi-même pourquoi je ne lis pas de romans – hormis bien sûr pour la raison qu’il y a dans un roman beaucoup trop de pages et beaucoup trop de mots. Or j’aime les œuvres où je peux m’arrêter à chaque mot. ». Ce sont des chercheurs de vérités inébranlables, refusant dans un même mouvement le superflu et le paradoxe. Ce qui est troublant, pour quelqu'un qui s'intéresse un tant soit peu à l'évolution du roman, c'est l'affirmation qu'il existerait une vérité possible. Dans toute son histoire, que nous prenions le Tiers Livre, Tristram Shandy, L'Education sentimentale, Le Procès, La Plaisanterie, le roman s'est moqué des instigateurs de vérités. Et c'est la raison pour laquelle je ne parviens que très difficilement à rechercher dans la littérature l'affirmation d'une métaphysique. C'est un mot trop haut pour moi qui implique, dans son fondement même, une idée précise du haut et du bas. Ça n'est que du lyrisme philosophique, de la petite vérité personnelle projetée sur le firmament. Le roman, bien plus humble, se penche sur le mystère de l'être sans jamais offrir de transcendances aux rabais. Dans le roman moderne, l'interprétation est un jeu sérieux ; elle se rit d'elle-même. La parole vraie ne parvient jamais à définir entièrement son architecture philosophique interne. Elle fonde son propos sur un mystère indissoluble - le mystère de l'homme, et non le mystère de la transcendance ou le mystère de la métaphysique. Le roman comme tendant vers le poème. Mais (tout ce que j’aime dans le roman) le roman n’est pas un poème, et ne le sera jamais. Le roman tend vers un idéal de parole, idéal qu’il ne peut atteindre. Par analogie, si le poème est à l'image de la parole divine, essentielle, la Parole vraie, alors le roman est la parole humaine, qui cherche à dire véritablement les choses, mais avec un langage humain, donc imparfait. En ce sens, le roman est la science des hommes. Science du roman : assomption infinie du langage vers un ailleurs qui ne peut être dit.

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